Ask.fm : le réseau social qui inquiète le Royaume-Uni

, par  Cerise Sudry-le-Dû , popularité : 2%

Depuis deux semaines, on voit sa bouille souriante à la une de tous les journaux britanniques. La jeune Hannah Smith, 14 ans, a été retrouvée pendue dans la maison familiale par sa sœur. Le coupable ? Pour sa famille, un site internet, Ask.fm, un réseau social qui existe depuis trois ans. Mais si vous êtes nés avant 1993, peu de chance que vous en ayez déjà entendu parler : plus de la moitié des utilisateurs sont des ados.

“On espère secrètement que des inconnus vont nous dire qu’ils nous aiment”

Le principe est simple : vous avez un profil sur lequel des visiteurs peuvent déposer des questions. Rien de bien révolutionnaire. Mais la clef du succès, c’est l’anonymat. N’importe qui peut demander n’importe quoi, sans se dévoiler. “Et si on s’inscrit, c’est qu’on espère secrètement que des inconnus vont nous dire qu’ils nous aiment, reconnaît Benjamin, 16 ans. C’est un peu un fantasme pour un ado, de devenir populaire, de se faire dire des trucs sympas par des inconnus.”

Enlevez l’anonymat et ce sont les trois-quarts des ados qui vont déserter. Alors on se lance des défis débiles, des “cap ou pas cap”, on se flatte, on se teste. But ultime pour les garçons : obtenir des “dedis boobs”, ces photos de filles qui posent, en soutien-gorge, avec votre nom inscrit entre leurs seins. “Il y a des mecs qui ont un million de fans et qui en ont une ou deux par jour !, soupire Benjamin. Moi, j’ai juste eu droit à quelques ‘t’es mignon’.”

Un “dedis boo”, pratique consistant à dédier une photo de ses seins à un membre du réseau social

Un “dedis boo”, pratique consistant à dédier une photo de ses seins à un membre du réseau social

Chaque matin, Benjamin répète les mêmes gestes. Il allume son téléphone, regarde ses mails, son Facebook, son Twitter. Puis répond à quelques questions sur Ask : “Je checke mon compte une dizaine de fois par jour”, estime-t-il. Aujourd’hui, pas de question fascinante. “Tu penses quoi du dopage dans le sport ?” ou “Quel film t’inspire le plus ?”. “On m’a aussi insulté de temps en temps. Mais je ne prends pas ça au sérieux”. Sa sœur de 14 ans est, elle aussi, sur Ask. “Mais je ne regarde pas son profil, grimace-t-il. Ça craint, elle dit n’importe quoi.”

Ask.fm, c’est comme un bac à sable virtuel dont les parents ne connaissent même pas l’existence. Un “action ou vérité” numérique où vous ne savez pas qui vous lance le défi. Idéal pour savoir si la fille de troisième B a un copain (“T célib ?”). Un peu moins quand la classe entière décide de faire de vous sa tête de turc (“T tro moche tte façon ta pas d’ami.”) “Tout le monde se fait insulter au moins une fois, raconte Ryan, 16 ans, un autre ado hyperconnecté. Parfois, ils s’y mettent à plusieurs pour insulter un mec. Sous couvert d’anonymat, il n’y a plus de limites.” Parfois, l’”action” vire au trash. “Fais-nous une faveur et meurs”, “Va boire de l’eau de Javel”, conseillent les internautes à la jeune Hannah, qui vient demander conseil pour son eczéma. La suite de l’histoire s’étale à la une de tous les journaux britanniques.

Car outre-Manche, c’est la quatrième fois qu’on attribue le suicide d’un ado à Ask.fm. Hannah Smith est la victime de trop. Ask.fm est depuis plusieurs jours l’ennemi n° 1 du Royaume-Uni. Une menace virtuelle qui plane sur des adolescents innocents. Le groupe Facebook “Ask.fm should be deleted” (“il faudrait supprimer Ask.fm”), créé en septembre 2012, passe alors de 20 000 à 130 000 membres en une semaine.

Le Premier ministre britannique, David Cameron, a appelé au boycott. Les annonceurs – dont l’opérateur mobile Vodafone – quittent le navire aussi vite qu’ils sont arrivés, effrayés par une réputation qui sent un peu trop le soufre. C’étaient pourtant eux qui, peu après la création du site en juin 2010, s’étaient précipités, attirés par le succès fulgurant de ce nouveau joujou pour ados.

Derrière ce site, deux frères de la mer Baltique

A la tête du royaume Ask.fm, il y a deux frères, Mark et Ilja Terebin. Eux ne sont pas des génies informatiques de la Côte Est des Etats-Unis, mais viennent d’un pays que la plupart des ados peineraient à placer sur une carte : la Lettonie. Ces deux beaux gosses de la mer baltique, à peine trentenaires, ont créé le site avec l’argent de papa, un ancien soldat de l’Armée rouge. Ils achètent un nom de domaine en .fm, réservé à la Micronésie. L’avantage, c’est que c’est gratuit et surtout, ça sonne bien : Ask.fm, c’est comme une radio libre à qui on pourrait tout demander.

Le principe en lui-même n’a rien de très novateur, il existe même déjà : c’est Formspring. Mais les deux frangins vont lui donner une autre ampleur : ils vont l’internationaliser. Traduit en trente-six langues, Ask.fm devient la plate-forme préférée des ados bulgares, brésiliens ou japonais. Très vite, la start-up est dépassée. Et quand à l’automne 2012, le premier suicide braque les projecteurs sur eux, les frères Terebin se font discrets. Dans la seule interview que Mark, le plus jeune, donnera aux médias, il rejette ses responsabilités en bloc. “Les ados britanniques sont juste plus cruels que les autres”, lance-t-il. Sentant le vent tourner, ils embauchent tout de même une équipe de communication pour limiter la casse.

“Le cyber-harcèlement existait avant, il existera après”

En France, les autorités ne se sont intéressées au site qu’en juin, à la faveur d’un article du Monde consacré au phénomène. Quelques jours plus tard, le pays compte déjà un million d’inscrits. La moitié ont moins de 18 ans. Un succès fulgurant – la plupart des utilisateurs ont un profil depuis moins de six mois – qui a pourtant échappé à toute une frange de la population. “Mes parents ne savent même pas que ça existe !”, avoue Benjamin. Pour autant, le boycott d’Ask ne résoudrait rien. Et si sur Twitter Nadine Morano en a fait son nouveau cheval de bataille, les spécialistes sont plus mesurés.

“Il aurait fallu boycotter MSN il y a dix ans ou Facebook il y a trois ans !, relativise Justine Atlan, directrice d’e-Enfance, spécialiste de la protection des enfants sur internet. On se focalise sur Ask alors que c’est juste un lieu supplémentaire de harcèlement. Le site n’a rien inventé. Le cyber-harcèlement existait avant, il continuera à exister plus tard.”

D’autres y voient l’expression d’un changement de société plus profond. “Jusqu’à présent, la construction de l’identité passait par la recherche de l’autonomie, par l’indépendance par rapport au groupe, analyse Stéphane Hugon, sociologue et fondateur de l’institut Eranos, qui s’intéresse au rôle des nouvelles technologies dans l’évolution de la société. Aujourd’hui, c’est le contraire. A présent, l’individu n’existe que par et pour son réseau.” Et l’expert, de commenter Foucault : “Pour bien comprendre une société, il faut comprendre la névrose qu’elle génère. De nos jours, la névrose, c’est l’addiction. Et on est accro à ‘l’autre’. Notre construction se fait à travers son regard.”

Ask.fm, le cyber-harcèlement et plus globalement les réseaux sociaux ne seraient que les symboles de ce monde ultramoderne dans lequel tout va plus vite. De nouveaux repères avec lesquels doivent jongler les adultes pour comprendre l’univers de leurs ados. “Il faut comprendre qu’internet, c’est comme la rue. C’est un espace public, dans lequel il ne faut pas laisser un enfant seul”, explique Stéphane Hugon.

Ask.fm, effet de mode déjà sur le déclin ? ” Si on est tous sur Ask, c’est surtout parce que c’est nouveau, estime Ryan. Moi, déjà, j’ai l’impression d’en avoir fait le tour. C’est toujours les mêmes questions. Et si j’ai un truc à demander à mes potes, je vais sur Facebook. Surtout que maintenant, y’a plein de relous qui t’insultent.”

“Si les ados s’aperçoivent qu’ils ne peuvent pas faire confiance au site, ils vont vite s’en lasser, prédit aussi Justine Atlan, d’e-Enfance. Ask.fm est condamné à évoluer s’il veut continuer à exister.” Car sur internet comme dans la vraie vie, on grandit, on se structure, on accepte les règles. Et même sur le web, l’adolescence, finalement, ne dure qu’un temps.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2013/08/1...

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