Au Luxembourg, personne ne vous entend crier

, par  Quatremer , popularité : 2%


GRAND-ANGLE



L’affaire est vite pliée. Réunis à huis clos, le 13 décembre 2012,
les 26 membres de la Cour des comptes européenne (CCE) votent à bulletin
secret pour décider s’ils vont renvoyer leur collègue bulgare, Nadejda
Sandolova, 56 ans, devant la Cour de justice de l’Union européenne
(CJUE) afin qu’elle soit relevée de ses fonctions et/ou déchue de ses
droits à la retraite.

L’accusation est grave : pendant plusieurs années, Sandolova aurait
harcelé trois membres de son cabinet qui ont fini par sombrer dans une
grave dépression et restent encore marqués par l’épreuve. Les membres
(on ne dit pas « juges ») de la Cour des comptes ont à leur disposition
deux rapports d’enquête rédigés par d’anciens magistrats de la Cour de
justice qui concluent au « harcèlement moral », les rapports
accablants de plusieurs psychiatres, ainsi que le rapport rédigé par le
président de la CCE, le Portugais Vitor Manuel da Silva Caldeira, peu
amène pour sa subordonnée. Pourtant, par dix-huit voix contre huit, les
membres de cette institution sise au Luxembourg décident d’enterrer
l’affaire. Surtout éviter un scandale qui pourrait ternir l’image
de la Cour, surtout ne pas créer un précédent qui pourrait être utilisé contre eux.
Ils espéraient que l’affaire en resterait là et que personne n’en parlerait :
après tout, c’est connu, au Luxembourg, personne ne vous entend crier.



Une semaine plus tard, le 20 décembre, les trois plaignants, le Belge
francophone Didier Lebrun, chef de cabinet de 2007 à fin 2010, la Belge
néerlandophone Sonja Deweerdt, secrétaire entre 2007 et 2011, et la
Luxembourgeoise Margot Lietz, assistante entre 2007 et début 2008,
reçoivent une lettre du président de la cour leur annonçant que
Sandolova échappait à toute poursuite. Néanmoins, écrit Vitor Caldeira, « la cour a regretté que l’environnement de travail dans le cabinet de Mme Sandolova ne satisfasse pas aux normes requises, ainsi qu’il en ressort des rapports d’enquêtes ». Et de rappeler que les victimes pouvaient porter plainte contre la Cour, ce qu’elles se préparent à faire.

« Mme Sandolova a été quasiment condamnée, estime un des membres de la CCE qui ne souhaitait pas enterrer l’affaire, mais
ce résultat ne me satisfait pas : il aurait fallu donner l’occasion à
la Cour de justice de la juger et, ainsi, fixer une ligne claire entre
ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. »
Un autre membre qui, lui, a absous sa collègue bulgare ne partage pas cet avis : « Il
n’y a pas de quoi fouetter un chat. Les faits ne justifiaient pas qu’on
l’envoie devant la CJUE. Je ne supporte pas ce puritanisme nordique qui
gagne l’Europe. »
Tout juste convient-il que, « en théorie », il peut « imaginer qu’un harcèlement moral puisse exister ».

La Cour des comptes a pourtant eu une réaction extrêmement ferme
lorsqu’elle a eu connaissance des faits. En avril 2011, Didier Lebrun,
qui est en congé maladie depuis cinq mois, et Sonja Deweerdt consultent
le médecin de la Cour, le docteur Agnes Vrancken. Dans les deux cas,
elle conclut que les symptômes qu’ils présentent « sont comparables [à ceux] dont souffrent les victimes de harcèlement ». Un second examen, mené par un psychiatre bruxellois, Jacques Owieczka, est encore plus catégorique : Deweerdt a « enduré
quatre longues années durant une négation de sa personnalité, une
dévalorisation intellectuelle, une perte du respect de soi par
humiliation constante »,
le tout infligé par « une personnalité pathologique qui avait un pouvoir absolu sur elle ». « Les
symptômes éprouvés sont typiques de l’état de stress post-traumatique :
la peur intense, le sentiment d’impuissance, les difficultés
d’endormissement, les troubles de concentration, l’hypervigilance, la
perte de confiance en soi, la crainte de retrouver de telles situations
et la reviviscence de celles-ci par des cauchemars ».
Dans le cas de Lebrun, le Dr Owieczka estime qu’il « a
vécu un état dépressif majeur réactionnel à une situation
professionnelle traumatisante de longue durée. […] Les frustrations et
les humiliations publiques ont généré un état de tension anxieuse de
longue durée et un sentiment de culpabilité paradoxal ».
Et de dénoncer « l’infantilisation sadique dont son service et lui faisaient l’objet ».

Devant un tel bilan, le secrétaire général de la CCE, l’Espagnol Eduardo Ruiz Garcia, les encourage à porter plainte. Mieux : « C’est son chef de cabinet qui a pris sa voiture et les a amenés en personne à mon bureau bruxellois », raconte l’avocat Jean-Noël Louis qui défend les trois victimes. « La
Cour a immédiatement pris les mesures visant à protéger les plaignants :
réaffectation, octroi de l’assistance administrative, financière et
médicale »,
nous assure le président, Vitor Caldeira. Celui-ci a
désigné, dans la foulée, un enquêteur externe, la Cour des comptes étant
trop petite (moins de 900 fonctionnaires) pour qu’une enquête interne
ait une quelconque crédibilité. Son choix s’est porté sur l’Espagnol
Rafael Garcia-Valdecasas, juge au tribunal de première instance de
l’Union européenne de 1989 à 2007. Celui-ci travaille sept mois et remet
son rapport le 12 décembre 2011.

Sa lecture confirme les conclusions des psychiatres : « Les comportements reprochés à Mme Sandolova
sont susceptibles d’être considérés comme du harcèlement moral
vis-à-vis des plaignants, à savoir, selon la définition [du statut des
fonctionnaires européens] une "conduite abusive se manifestant de façon
durable, répétitive ou systématique par des comportements, des paroles,
des actes, des gestes et des écrits qui sont intentionnels et qui
portent atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique
ou psychique d’une personne". »

Le cas de Margot Lietz, contractuelle licenciée en août 2008 après
qu’elle a obtenu un congé maladie en février de la même année, un an
après son arrivée au cabinet Sandolova, a été traité à part, puisqu’elle
n’a déposé plainte qu’en décembre 2011. Le rapport d’enquête, rédigé
cette fois par le Luxembourgeois Jean Mischo, ancien avocat général près
la Cour de justice européenne et remis le 16 mai 2012 (que nous avons
aussi en notre possession), est tout aussi dur à l’égard de la Bulgare :
« Il y a bien eu du harcèlement moral de la part de Mme Sandolova à l’encontre de Mme Lietz. » Il s’appuie notamment sur le rapport du Dr Jean-Marc Cloos qui affirme qu’elle présentait « un
état dépressif majeur d’origine réactionnelle dû […] à un harcèlement
moral par un supérieur hiérarchique. […] Elle a été incapable de
reprendre le travail pendant quasi un an après son licenciement. »

Les deux enquêteurs avaient, pour les guider, outre le statut des
fonctionnaires européens, un vade-mecum rédigé en 2006 par la CCE, la
décision n° 61-2006 « relative à la protection des personnes travaillant à la Cour des comptes contre le harcèlement ». Ce long texte donne des exemples de harcèlement moral : « critiques injustifiées et injures
persistantes ; brimades, pressions indues, vexations ; intimidation
verbale, non verbale, écrite, physique ; refus de communication
injustifiée ; modification, sans raison objectivement valable, des fonctions
ou des responsabilités ; isolement social systématique »
, etc..
Le travail des juges a été facilité par le fait que le harcèlement
moral, souvent difficile à prouver, a touché trois personnes au sein
d’un cabinet de cinq membres. On pourrait même ajouter le premier
chauffeur de Sandolova, le Belge Jean-Claude Tielemans, qu’elle a accusé
auprès de l’administration de la cour d’avoir harcelé sexuellement
Sonja Deweerdt pour se débarrasser de lui : une pure invention qui a
achevé de déstabiliser la secrétaire… Interrogée, Sandolova a nié tout harcèlement mais également contesté les faits qui lui sont reprochés.

Sandolova, si l’on en croit les rapports et les nombreux témoins
auditionnés, s’est comportée comme un commissaire politique, usant et
abusant de son pouvoir, considérant le hurlement et l’insulte comme un
mode normal de communication. Lors d’une de ses auditions, elle a
expliqué sa conception du monde : « Soit une personne est un ennemi, soit elle fait partie de l’équipe. » Lebrun, alors jeune chef de cabinet (39 ans), faisait manifestement partie des « ennemis ».
Il se voyait publiquement imputer les fautes de sa chef, celle-ci se
plaignant sans arrêt de la médiocre qualité de son staff (qu’elle
pouvait pourtant révoquer à tout moment). Quand elle se fâchait contre
Lebrun, elle clamait qu’elle refusait de « parler à cette chose ».

Chacun avait droit à des humiliations personnalisées. Alors que
Deweerdt est asthmatique, Sandolova, grosse fumeuse, lui soufflait la
fumée au visage. Bien en chair, la secrétaire se voyait affublée de
sobriquets comme « Sonche slonche » (« Sonja petit éléphant ») et
Sandolova lui offrait des vêtements trop petits pour lui faire remarquer
ses rondeurs. La Bulgare exigeait tout et son contraire, refusant un
café pour, dix minutes plus tard, ouvrir « violemment » la porte en hurlant : « Où est mon café ? »
Elle accusait ses collaborateurs de vol lorsqu’un dossier
disparaissait, piquait des colères quand l’un d’eux s’absentait pour une
mission qu’elle avait pourtant autorisée. Elle se vantait d’avoir un
port d’armes en Bulgarie et d’être « capable de tuer quelqu’un à 10 mètres ».
Elle limitait les pauses-déjeuner à vingt minutes, exigeait que son
cabinet ne mange pas à l’extérieur, faisait accompagner Deweerdt aux
toilettes par Vassil Petkov, son assistant bulgare… Selon l’audition
d’un haut fonctionnaire de la cour, ce comportement s’explique en partie
par son incompétence : « Mme Sandolova n’est pas quelqu’un qui s’investit beaucoup dans son travail. »

« J’ai failli perdre ma famille car je n’ai pas compris ce qui
m’arrivait. Petit à petit, j’ai rompu avec les autres, je vivais dans un
climat de peur, d’insécurité, j’avais les nerfs à vif »,
nous explique Didier Lebrun. Sa respiration est sifflante car, depuis « l’affaire », les crises d’asthme de son enfance sont revenues. « On
devient paranoïaque quand on travaille dans un cadre toxique et
stressant dans lequel on ne peut attendre aucun comportement objectif.
J’arrivais le matin avec une boule dans le ventre, hypervigilant,
guettant l’agression. Il régnait un climat de peur, de suspicion.
J’essaie encore de comprendre pourquoi je n’ai pas réagi, pourquoi j’ai
accepté de me faire persécuter. »

Tout comme Deweerdt, Lebrun est sous antidépresseurs depuis novembre 2010 et suit une psychothérapie. « Chaque jour, on attendait de savoir qui serait la victime, raconte Deweerdt. Mais
ce qui est encore plus dur, c’est que le harcèlement n’a pas pris fin
quand nous avons quitté le cabinet Sandolova. Depuis deux ans, plus
personne ne veut nous parler.
Nous sommes les fous qui avons osé attaquer un membre de la Cour. » « Le regard des autres est difficile à supporter »,
confirme Lebrun. De fait, la Cour s’est abstenue de donner la moindre
publicité à cette affaire, laissant proliférer les rumeurs sur les
raisons de leur départ. Il est curieux qu’après les enquêtes, il se soit
écoulé autant de temps (un an pour le rapport sur Lebrun et Deweerdt)
avant que le collège ne statue. Sans doute s’agissait-il de permettre à
Sandolova d’achever sans heurt son mandat, le 31 décembre 2012.

Alors que l’enquête de Libération avait commencé et que nous
avions pris des contacts avec la Cour, celle-ci a mis fin à la
quasi-omerta qu’elle observait. Elle a publié le 22 janvier un
communiqué sur son site intranet révélant l’affaire. « J’espère qu’on va tirer les conclusions qui s’imposent. La Cour des comptes doit donner l’exemple et être irréprochable », nous déclare l’un de ses membres.

Reste que, grâce à la mansuétude de la cour, Sandolova, nommée en
janvier 2007 par l’ex-gouvernement socialiste (des communistes recyclés)
lors de l’adhésion de la Bulgarie à l’UE, a pu terminer tranquillement
son mandat. Elle se prépare à prendre la présidence d’un nouveau parti
de centre droit, le Dano (Alternative démocratique pour un rassemblement
national), qui gravite autour du Premier ministre, Boïko Borissov. Ses
ex-collaborateurs, eux, ne savent pas s’ils pourront poursuivre leur
carrière dans une institution qui refuse de sanctionner les harceleurs,
alors que l’UE a fait de la lutte contre le harcèlement au travail l’une
de ses priorités.

 

Illustration : Léo Quiévreux

N.B. 1 : enquête paru dans Libération du 29 janvier

N.B. 2 : La presse bulgare a repris largement mes révélations. Par exemple, le journal Sega, qui a d’abord traduit mon papier (), puis a publié aujourd’hui un article ici. Ou encore la radio publique Horizont Channel qui m’a interviewé longuement.

N.B. 3 : communiqué de presse de la Cour des comptes suite à mon article

Cet article est repris du site http://bruxelles.blogs.liberation.f...

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