Bruce Benamran, le YouTubeur qui va vous faire aimer (et comprendre) la physique

, par  Kevin Poireault , popularité : 1%
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(Benoît Linero)

Pas de barre de lecture, pas de vidéo suggérée à droite, pas même le petit logo rouge, noir et blanc qui indique “YouTube” en haut à gauche. Pourtant, il s’agit bel et bien du décor de la chaîne de vulgarisation scientifique E-penser (comme “y penser”, mais en 2.0), créée et animée par le vidéaste Bruce Benamran. Celui-ci reçoit dans son “bureau”, une petite pièce entre le lieu de travail, l’appartement et le studio de production vidéo. Du plan de travail qui se trouve dans le coin cuisine au bureau noir qui accueille les ordinateurs en passant par le fauteuil couleur caramel posé près de la baie vitrée, l’endroit est plongé dans un joyeux bordel qui illustre bien la vie de cet informaticien trentenaire depuis plus de deux ans, c’est-à-dire lorsqu’il a commencé a produire des vidéos sur YouTube.

Eté 2013. Installé à Paris depuis quelques année, Bruce cherche quelque chose à faire durant cette période creuse. Son petit frère lui montre une première vidéo de SmarterEveryDay , une chaîne YouTube d’un vidéaste américain. A l’écran, le vulgarisateur porte une poule afin d’illustrer un phénomène étrange : même lorsque l’animal est secoué dans tous les sens, sa tête ne bouge pas d’un iota. Amusé, ce passionné de sciences veut voir plus de vidéos.

Vsauce , Veritasium … Les deux Benamran se lancent dans un binge-watching de vulgarisation scientifique sur YouTube. Ils regardent “plus d’une centaine de vidéos”. Problème : elles viennent toutes des Etats-Unis et n’ont, apparemment, pas d’équivalent en France. “Sur internet, quand on cherche quelque chose et qu’on ne trouve pas, c’est la bonne occasion de le faire soi-même”, rembobine Bruce, même si aujourd’hui il admet qu’il existait déjà, à l’époque, une poignée de chaînes françaises de vulgarisation scientifique sur YouTube malgré ses recherches infructueuses.

Plus de 500 000 abonnés à ce jour

L’informaticien lance donc la chaîne E-penser, reprenant le nom de domaine qu’il avait acheté deux ans auparavant dans l’éventualité d’en faire quelque chose. Publiée le 16 septembre 2013, sa première vidéo s’intitule “La Terre tourne-t-elle autour du soleil ?” et compte près de 500 000 vues à l’heure actuelle. Sa chaîne, elle, a dépassé les 500 000 abonnés dès sa deuxième année et plafonne aujourd’hui à 575 000. , Bruce a publié soixante vidéos à ce jour, généralement autour de la physique (mais pas que ). Et il n’est pas près de s’arrêter.

Plutôt prolixe, le vulgarisateur explose souvent ce qu’on dit être le format YouTube standard, à savoir entre cinq et dix minutes – il lui est même arrivé de dépasser la demi-heure de vidéo. Mais depuis un an, il a su pallier son inclination à s’épancher en multipliant les formats : et voici venir les “quickies” et les “flash”, vidéos plus courtes qui éclairent ses viewers sur des questions bien précises.

“Nous avons plus que 5 sens” , “Pourquoi bâiller est contagieux” ou “La relativité restreinte” , le vidéaste ne s’épargne aucun sujet, les plus anodins comme les plus ardus – en témoigne sa dernière vidéo sur l’atome au doux nom de “Dualité onde-corpuscule”. “Il y a des sujets que je ne traite pas, reconnait-il néanmoins. Ce n’est pas de la censure mais qu’ils sont selon moi hors-sujets. Typiquement, il y a beaucoup de gens qui veulent que je parle de religion. Je n’en ai pas tellement envie – pas parce que c’est un sujet chaud, parce que les complots, les conspirations, là il n’y a pas de problème.”

Conspirations, piège à cons

Régulièrement dans ses vidéos, Bruce démonte d’ailleurs les théories les plus farfelues – et surtout infondées scientifiquement. Quitte à ne passe faire que des amis… Il y a un an, dans une vidéo sur la pyramide de Khéops , à Gizeh en Egypte, le vidéaste tape (fort) sur le documentaire La Révélation des pyramides, qui remet en question la possibilité que la civilisation de l’Egypte antique ait pu construire de tels édifices avec une technologie primitive :

“Quoi qu’en pense le daubissime le pseudo-documentaire La Révélation des pyramides, que je conseille à chacun de ne pas voir parce que c’est une immense bousasse, le fait qu’on retrouve le nombre pi dans les proportions de la grande pyramide n’est pas du tout magique, ni incroyable, ni invraisemblable .”

Quelques jours plus tard, la page Facebook officielle de La Révélation des pyramides publie une vidéo grandiloquente , introduite par l’opening des studios Universal avec un message sur fond vert du type “Avertissement”, après quoi des images tronquées de la vidéo de Bruce alternent avec des intertitres ultra-sensationnalistes.

“De plus en plus, les gens y vont de leurs croyances, se désole le vidéaste. Ils pensent que ce qu’ils croient est aussi valable que la science – et je ne parle même pas de croyances religieuses. On n’apprend plus aux gosses ce qu’est un raisonnement scientifique et, comme sur internet toutes les paroles se valent, certains ont l’impression qu’avoir une opinion, c’est la même chose qu’un consensus scientifique. Par exemple, on dit ‘Le temps ça ne va que du passé vers l’avenir, c’est un fait expérimental’, et ils peuvent répondre : ‘Je ne suis pas d’accord, je pense que ça va dans l’autre sens aussi.’ Quand je leur demande sur ils s’appuient pour dire ça, ils me reprochent d’être sur la défensive…”

Pourtant, dans les vidéos d’E-penser, la tête de turc la plus ciblée n’a pas connu internet. Il a près de 2 500 ans et s’appelle Aristote. “J’avais fait trois épisodes coup sur coup pour lesquels j’étais tombé dans mes recherches sur les hypothèses d’Aristote sur le sujet, explique le YouTubeur, qui non seulement ce sont avérées fausses mais qui, en plus, ce sont révélées complètement idiotes y compris pour un mec qui aurait vécu il y a 2 500 ans.” Et le vidéaste d’énumérer quelques absurdités lancées par le philosophe grec : le sexe d’une chèvre déterminé par le sens du vent lors de sa conception, les mouches qui auraient quatre pattes, l’infériorité des femmes par rapport aux hommes (communément admise à l’antiquité) qui viendrait du fait qu’elles possèdent moins de dents… “Je commence à développer une théorie – à laquelle je ne crois pas trop : peut-être que ça le faisait marrer de voir que les gens le croyaient et donc il trollait.”

Adoubé par Alexandre Astier

Geek invétéré, Bruce adore les running gags, les gimmicks, les private jokes. On ne compte plus le nombre de caméos entre lui et Mathieu Sommet (Salut les Geeks ) Patrick Baud (Axolot ) ou encore Antoine Daniel , l’un des “anciens” parmi les YouTubeurs qui a créé What the cut – et qui a permis à Bruce, en avril 2014, de passer d’environ 8 000 abonnés à presque 36 000 moins de deux mois plus tard en conseillant à son public de faire un tour du côté d’E-penser. Lors d’une conférence à l’ENS de Lyon en compagnie d’autres vulgarisateurs, Bruce Benamran a admis que son amour des gimmicks s’était même emparé de son inconscient :

“J’ai attendu l’épisode 15 avant de me rendre compte que, malgré moi, il y avait une citation de Kaamelott dans chaque épisode. Du coup, maintenant il y en a officiellement une à chaque fois.”

En deux ans, Bruce est passé de grand fan d’Alexandre Astier à son proche collaborateur. Tout ça grâce à un gazouilli : en mars 2014, le créateur de Kaamelott annonce sur Twitter que la question de la vie extraterrestre sera “un sujet définitivement réglé” dans son prochain spectacle, L’Exoconférence . Bruce raconte la suite :

“Je lui réponds : ‘C’est vachement ambitieux comme projet.’ Et là, grande surprise, il me répond à son tour par ‘Ce n’est pas plus ambitieux que d’expliquer pourquoi les Anglais roulent à gauche. (Référence à une vidéo de la chaîne E-penser, ndlr)’. Je ne sais pas s’il connaissais déjà ou s’il est allé voir mon compte vite fait, je ne lui ai pas demandé – d’ailleurs je ne veux pas savoir – mais c’était une réponse personnalisée !”

Le lendemain, Astier a commencé à suivre Bruce sur Twitter et a commencé à discuter avec lui en privé. “Je suis devenu un adolescent de 15 ans en train de draguer, du genre j’attends trois jours avant de lui renvoyer un message, sinon, ça va le saouler”, s’amuse le vidéaste. Depuis, Bruce a fait la première partie de L’Exoconférence à l’Olympia et Alexandre a préfacé le livre du YouTubeur, Prenez le temps d’e-penser, tome 1, sorti le 4 novembre dernier.

Un papa YouTubeur

Cette année, Bruce était partout : sur YouTube, dans les conventions, à l’ENS de Lyon, à l’Olympia, à Genève pour un TEDx mais aussi dans les librairies pour dédicacer son livre et même en guest sur Twitch, le site de streaming vidéoludique. A la croisée des mondes entre l’univers des YouTubeurs, la communauté geek et le monde des scientifiques les plus pointus, on le voit aussi bien attablé avec d’autres vidéastes pour jouer à un quiz de culture pop qu’en vidéoconférence du CNES avec des amateurs (très) éclairés et des chercheurs professionnels à propos de la sonde Rosetta et de la comète Tchouri.

Pas toujours facile de mener de front toutes ces nouvelles activités autour de sa chaîne, sa vie sociale et familiale et son boulot. Car Bruce n’a pas le profil-type du YouTubeur, que certains se représentent encore – à tort – comme un jeune de moins de 20 ans qui fait des vidéos dans sa chambre pour le plaisir. Il a 38 ans, une femme, deux enfants (11 et 7 ans) et un métier. Ce bureau, celui qu’on voit dans pratiquement toutes ses vidéos, c’est l’endroit où il a monté son entreprise d’architecture logicielle. Un boulot qu’il conserve encore aujourd’hui, bien qu’il ait levé le pied :

“Pour l’instant j’ai toujours l’activité d’informaticien, mais je ne prends déjà plus de nouveau client. Maintenant, je ne fais que la maintenance de mes clients historiques, que je n’ai pas envie de planter car ce sont des gens qui m’ont fait confiance quand j’ai monté ma boîte et avec qui j’ai des relations humaines, personnelles.”

A l’heure actuelle, les revenus estampillés “E-penser” de Bruce proviennent en majeure partie de la plateforme participative Tipeee – très appréciée par les YouTubeurs – mais les choses sont en train d’évoluer. Mal à l’aise avec les contreparties que proposent ce genre de sites (il a fait le choix de ne pas en offrir d’ailleurs), il n’aime pas l’idée d’une hiérarchie dans les contributeurs, “que certains fans valent plus que d’autres” parce qu’ils auraient donné plus d’argent. Dans l’idéal, il aimerait ne pas avoir besoin d’un tel financement, c’est pourquoi il diversifie les formats et les supports. “C’était clair pour lui dès le début : il avait envie de devenir professionnel”, assure Florian Freytag, manager chez Rightster , le multi-channel network (MCN) avec lequel travaille Bruce et qui a notamment produit un événement IRL, comme on dit (pour “In Real Life”) au Forum des images, à Paris.

Un objectif clair : en faire son métier

Mais, en réalité, avant cette envie, avant même sa capacité à vulgariser les sujets scientifiques les plus abscons avec humour, l’une des véritables clés de sa réussite tient dans le conseil qu’il donne quasiment à chaque fois qu’on lui demande : fixez-vous des objectifs ! Quand on l’interroge pour savoir s’il a été surpris du succès de sa chaîne, il répond oui mais enchaîne très vite sur son objectif de départ, 50 000 abonnés en deux ans. Quand on lui demande si, même pour son premier livre, il s’était donné un objectif en-dessous duquel l’expérience serait un échec personnel, il confirme s’être fixé une vente à 50 000, soit 10% du nombre d’abonnés que possédait la chaîne E-penser à sa sortie.

“Il a fait appel à nous pour professionnaliser sa chaîne”, déclare Florian Freytag. “Il connait bien ce dont on lui parle et, surtout, il a une vraie envie de structurer son approche”, complète Mathieu Luquet, vice-président de Rightster France chargé du Business Development. Rightster est surtout là pour l’aider à gérer les droits d’auteur et pour “développer toute la partie branding”, résume Florian Freytag : placement des logos, ajout d’annotations, titres accrocheurs, mots-clés pour être bien référencé dans les moteurs de recherche, etc.

Pourtant, difficile de remarquer quand, dans l’histoire de la chaîne, est intervenu le network tant l’évolution s’est faite en douceur. Le format long, il l’a gardé, le ton humoristique, il l’a toujours eu et le montage et le rythme des vidéos “se sont trouvés d’eux-mêmes”, assure-t-il.

Mais la patte graphique par excellence de la chaîne E-penser, c’est plutôt le portrait de l’ingénieur américain Nikola Tesla , présent derrière lui depuis le début. En plus, l’histoire derrière ce tableau est tout aussi truculente que les détournements et parodies qu’il a inspirés :

“C’est un personnage qui m’a toujours fasciné et, un jour, avant l’existence de la chaîne E-penser, je suis devenu pote avec un gars qui est à la fois barbier et peintre. Il fait des super portraits mais en général c’était des acteurs ou des rappeurs. Je lui ai demandé de me faire un portrait un peu différent. Il me dit : ‘Oui, mais qu’est-ce que tu veux ?’ et je lui réponds Nikola Tesla. Il était d’accord mais je ne devais rien lui dire sur Tesla, il voulait faire ses propres recherches. Et il l’a fait. Je lui ai juste faire promettre – et signer – un truc : que ce serait un exemplaire unique.”

2016, l’année de transition

Quand on aborde les loisirs avec Bruce, la réponse qu’on risque de recevoir est : j’adore ça, mais je n’ai plus le temps en ce moment. Le fan d’avion, qui a réussi tous les tests à l’Ecole nationale de l’aviation civile (ENAC) sauf la visite médicale – il est myope – n’a plus le temps de faire du planeur, le féru de jeux vidéos ne joue plus que très rarement, pour se vider la tête et, alors qu’il possède un tas de DVD et Blu-ray, beaucoup sont encore sous blister. Mais, en y réfléchissant un peu, il y a bien une chose qui l’aide à décrocher du boulot : il fait des puzzles :

“Des grands puzzles ! Là, je suis sur un de 32 000 pièces, qui va faire environ cinq mètres sur deux. C’est un ensemble d’oeuvre de Keith Haring. Le dernier grand que j’avais réalisé comptait 24 000 pièces et s’appelait Life, avec plein d’espèces animales. A la limite, le dessin je m’en fiche un peu, mais je sais que ça va me prendre un certain temps. C’est l’équivalent, pour certain, du golf : pour que ça marche, il faut se vider totalement la tête.”

Surtout, il va lancer une autre chaîne de vulgarisation scientifique tout en anglais, pour “toucher un public plus large, anglo-saxon mais aussi allemand, néerlandais… Bref, qui que ce soit qui comprenne assez bien l’anglais”. La première vidéo devrait arriver dans les prochaines semaines, mais il ne l’annoncera officiellement que lorsque la chaîne en comptera plusieurs, “pour pouvoir être à l’aise avec le fait de demander aux gens de s’abonner”, s’explique-t-il.

Sans compter qu’il reprend la première partie de L’Exoconférence en février et qu’il doit commencer à écrire le tome 2 de son livre, prévu pour l’automne prochain. Bref, l’année 2016 sera, semble-t-il, l’année de transition entre son job d’informaticien et son activité de YouTubeur. Il lui reste encore beaucoup à faire, mais, dans son entourage, personne ne doute qu’il va e-arriver.

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Prenez le temps d’e-penser, tome 1, de Bruce Benamran, éd. Marabout, 19,90€

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2015/12/2...

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