Comment Facebook change notre façon de gérer le deuil

, par  Robin Cannone , popularité : 1%
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Comment passe-t-on de la mort réelle à la mort numérique ?

Si nous n’en savons presque rien de la vie après la mort, nous en savons un petit peu plus sur ce à quoi ressemble l’au-delà digital. Au quatrième trimestre de 2015, Facebook comptait 1,59 milliard d’utilisateurs actifs par mois . Néanmoins, on compte désormais en millions le nombre d’utilisateurs déjà morts. En 2010, ce nombre atteignait 385 968, et d’après Digital Beyond , il avoisinera 970 000 cette année. Confronté à une telle hécatombe, le réseau social de Mark Zuckerberg a mis en place certaines fonctionnalités, afin de gérer au mieux la mort de ses usagers.

À quoi ressemble la vie numérique après le mort ? Facebook est-il condamné à devenir un cimetière numérique géant ? Fanny Georges, maître de conférences en Sciences de la communication à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3 et responsable scientifique du programme de recherche “Éternités numériques ” de l’Agence nationale de la recherche (ENEID), répond à toutes les questions que vous avez pu vous poser sur Facebook et la mort.

L’axe principal de vos recherches concerne l’identité numérique post mortem. En quoi cela consiste exactement ?

Fanny Georges : Etudier l’identité numérique post mortem est une façon d’envisager les limites de l’identité numérique. Travaillant sur ce dernier thème depuis une quinzaine d’années, j’ai mis en évidence le degré d’emprise croissant des applications comme Facebook sur l’identité numérique des usagers : même si un utilisateur ne souhaite pas se montrer et rester « caché », les réseaux sociaux comme Facebook lui génèrent une identité numérique, par l’identité agissante (les publications des amis sur le mur de Facebook) ou encore l’identité calculée (nombre d’amis). Il existe donc un phénomène de délégation de la présentation de soi croissant, parfois à l’encontre de la volonté de l’utilisateur : l’utilisateur a de moins en moins prise sur sa représentation.

Interroger l’identité numérique post-mortem, permet donc d’analyser cette situation-limite où l’utilisateur n’existe plus et ne peut plus publier : que devient son identité numérique ? C’est la question que nous nous posons dans le cadre du projet ENEID : alors qu’on pourrait supposer que l’identité numérique s’interrompt à l’image de la vie de l’utilisateur, nos travaux montrent qu’elle continue de se construire après sa mort, par les messages publiés par les proches en souvenir du défunt.

Qu’arrive-t-il à un compte lorsque son utilisateur meurt ?

La légende veut qu’un des développeurs de Facebook ait été confronté à un décès dans son entourage proche et qu’il ait été invité par la personne récemment décédée, via le phénomène de relance automatique qui invite l’entourage proche d’une personne inactive à se reconnecter avec elle.

Facebook a proposé depuis 2008 de déclarer le décès d’un usager, sur preuve d’attestation officielle de décès – un acte de décès, typiquement – pour se prémunir des mauvaises plaisanteries qui consistaient à faire croire que quelqu’un est mort, mais aussi pour prémunir les proches des traumatismes générés par la relance automatique. L’utilisateur a la possibilité de demander la suppression du compte ou de le transformer en ce qu’on appelle un “compte de commémoration”. Pour cette dernière option, la mention “en souvenir de” s’ajoute à la page et celle-ci est transformée en une sorte de mémorial : on a donc un profil créé du vivant de l’usager, mais qui ne peut ni recevoir ni émettre des demandes d’ajout en ami.

Peut-on prendre des mesures afin de décider de ce qui arrivera à notre compte après notre mort ?

Depuis février 2016, Facebook permet de déclarer un légataire pour sa page de profil. En fait, il s’agit d’un formulaire dans l’interface d’administration qui permet de désigner un légataire après la mort. Toute la difficulté, c’est que l’on est passés d’un point où l’on ne se souciait pas de la postérité de nos données à une réflexion sur nos données personnelles et les enjeux post mortem soulevés. Cette démarche permet d’éviter aux proches la douloureuse opération de se mettre à la place du défunt pour imaginer ce qu’il aurait souhaité. Une fois le légataire désigné, on peut mentionner ses dernières volontés : conserver le compte en le transformant en compte de commémoration, ou le supprimer. Dans tous les cas, le légataire est la personne qui gérera le compte post mortem et pourra modifier la page.

Une étude menée en Finlande en 2011 à propos de ce formulaire montrait que la majorité des utilisateurs ne l’utilisaient pas parce qu’ils n’en avaient tout simplement pas connaissance – les gens en situation de deuil ne vont pas aller se renseigner sur Facebook, c’est trop douloureux ; elles sont confrontées à une image créée du vivant de l’usager et qui véhicule finalement une image encore vivante du défunt difficile à supporter quand on est dans un état de deuil.

En général, ce sont les amis qui gèrent la page. À partir de ce moment-là, un phénomène particulier se produit : on va rendre la page conforme à l’idée que l’on se fait du défunt et l’idéaliser en quelque sorte. C’est tout un travail de mémoire qui va se produire : par exemple, les usagers vont supprimer tous les mots vulgaires, les photos de mauvais goût ou avec des gestes obscènes publiés avant sa mort pour rendre conforme le profil Facebook à l’image qu’ils souhaitent conserver du défunt.

Il y a un problème éthique en ce qui concerne les données privées, comme les messages que le récent défunt a pu échanger avec d’autres et qu’il n’aurait pas voulu montrer à quiconque ?

Naturellement, les gens ont tendance à donner leurs identifiants à un ami ou quelqu’un de confiance. Cela pose des problèmes de confidentialité : il faut faire énormément confiance à quelqu’un pour lui donner accès à ses comptes. Légalement, cela n’empêche pas que si l’on se brouille avec la personne un jour, elle puisse se mettre à très mal gérer la page. Il y a beaucoup de problèmes liés à la gestion humaine de ses informations confidentielles.

Depuis quelques années, des services spécialisés proposent des coffres-forts numériques qui “digitalisent” les données des utilisateurs et mettent sous scellé les identifiants du défunt avec les dernières volontés concernant la gestion de ses comptes. Ces services risquent d’être énormément sollicités d’ici vingt à trente ans tout comme le marché des données post mortem, quand le nombre d’utilisateurs morts augmentera considérablement.

Le nombre d’utilisateurs Facebook morts dépassera-t-il un jour le nombre de vivants ?

Ça semble logique. Il existe des chiffres. Hachem Sadikki, un chercheur de l’université du Massachussetts estime que cela se produira à la fin du siècle. Mais, c’est simplement une indication. D’ici là, Facebook aura certainement évolué et l’identité numérique post mortem fera peut-être complètement partie de ses processus de fonctionnement internes.

À terme, Facebook risque-t-il de se transformer en cimetière numérique géant ?

C’est ce qui se prépare à l’heure actuelle. Toute la question est de savoir si Facebook va maintenir les profils des usagers défunts parmi les icônes des personnes vivantes. Sur Facebook aujourd’hui, les morts sont dans le monde des vivants. C’est ce qui reste traumatisant pour les proches. Des travaux ont montré que la rémanence des profils défunts dans ce monde des vivants qu’est Facebook adoucissait le processus de deuil mais rendait aussi plus difficile son aboutissement. D’un côté vous pouvez vous adresser au défunt en témoignant votre douleur, partageant des vidéos, des citations, des photos ou autres types d’hommages et d’un autre côté, le défunt est considéré comme faisant toujours partie du monde des vivants.

En fin de compte, la représentation de la mort se trouve modifiée sur Facebook, puisque les défunts sont représentés comme étant actifs. Leur identité numérique continue de se construire de par la publication d’hommages par les proches. Dans nos sociétés occidentales, on vit dans le déni de la mort et Facebook nous confronte à ce déni et nous offre même la possibilité de le dépasser. On peut en effet parler de cimetière, dans le sens où il y a cohabitation des morts – dont l’identité continue d’évoluer – et des vivants dans un monde des vivants.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/03/1...

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