Comment Fluctuat, projet utopiste et précurseur du web culturel, a disparu dans le silence

, par  Thomas Deslogis , popularité : 2%
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Novembre 2015. Le site du magazine Première se refait une beauté particulièrement appréciée par les lecteurs à en croire les réactions sur les réseaux sociaux. Mais en interne les esprits s’échauffent, la migration du site se passe moins bien que prévue et les problèmes techniques se multiplient.

“Joyeux, naïf, bordélique, festif, un peu élitiste, un peu anar”

Principale victime : Fluctuat (anciennement Fluctuat.net, devenu simple rubrique de Première depuis plusieurs années) disparaît complètement du nouveau site. Ainsi, sans gloire ni haine ni violence (ou presque), se termine “une belle histoire”, “une drôle d’aventure”, “un précurseur du web culturel français”, “un libertaire doué mais foutraque”… Difficile, pour ceux qui ont fait Fluctuat de près ou de loin, de définir un site qui a accompagné internet et ses évolutions pendant 17 ans avant de mourir lentement, silencieusement, comme un bon élève, un des meilleurs même, mais qui manquait d’ambition, rêvait trop et s’éparpillait. jouissance libertaire, un artiste maudit.

“Un austiste”, nous confie même Daniel De Almeida à propos du site dont il a pris la direction en 2008. Déjà trop tard, chacun s’accorde sur ce point. C’est en 1998 que trois copains, Alexandre Boucherot, François Haget et Cédric Tournay décident de créer la SARL Fluctuat,un soir, chez moi, alors qu’on dînait ensemble” se souvient ce dernier.

Au départ, on voulait aussi que le site permette de trouver toutes sortes d’adresses et de bons plans pour sortir à Paris. On voulait faire un city-guide alternatif, en ligne. D’où le nom, Fluctuat. Avec le temps, cette logique de city-guide a disparu, on s’est concentré sur la partie magazine”.

Et Fluctuat fera finalement partie de ces objets numériques, qui se comptent sur les doigts d’une main, ayant ouvert la voie du web français tel qu’on le connaît aujourd’hui, ou du moins tel qu’on l’espérait.

Pour Alexandre Boucherot Fluctuat était “joyeux, naïf, bordélique, festif, un peu élitiste, un peu anar”. Grégoire Courtois (aka Troudair, plume historique du site de 2001 à 2009) se souvient d’une start-up typique du début des années 2000 : sérieuse, bosseuse, mais avec son lot de bières et de canapés défoncés.

Le temps de la jouissance libertaire

L’existence de Fluctuat est divisée en trois périodes bien distinctes. La première, de 1998 à 2006, est celle d’un certain âge d’or d’internet auquel beaucoup repensent désormais avec nostalgie. Les sites ne sont pas encore monétisés, la publicité ne sait pas encore comment s’y prendre, et écrire sur le web n’est alors qu’une activité tierce, guidée par la passion et l’anonymat.

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Pour gagner leurs vies, les trois fondateurs font d’ailleurs des prestations de services, notamment dans le domaine du graphisme. François Haget, qui travaille désormais pour Médecin sans frontières, est catégorique : “Fluctuat, c’était pour le plaisir”.

“Un laboratoire atomisé, pour Alexandre Boucherot. Certains ne connaissaient de Fluctuat que sa rubrique théâtre, d’autres trippaient sur les interviews de net-artistes orchestrées par Troudair, d’autres encore ne juraient que par la rubrique reggae et le mythique thread de forum dédié aux dreadlocks […] D’une certaine façon, on a sans doute été précurseurs dans une forme d’écriture subjective démocratisée, avant le grand déballage des blogs et autres réseaux sociaux. Tout simplement parce qu’on a permis à des gens de s’exprimer avant l’avènement des ces outils.”

Troudair fait partie de ces gens-là, et résume ainsi le Fluctuat qu’il a fortement contribué à construire : “Ça pouvait être un espace de réflexion qui allait bien plus loin que l’actu culturelle puisque de toute manière, la vision qu’on défendait, c’était que la culture, le web, tout ça c’est de la politique.” Une ligne éditoriale aussi savante que savoureuse, et qui fera les beaux jours du site, mais certainement trop confuse pour situer précisément Fluctuat dans un paysage qui commençait à s’élargir à grande vitesse.

La période Doctissimo

C’est alors que débute la deuxième période du site, dite “Doctissimo”. Cédric Tournay, un des trois fondateurs et futur PDG de Dailymotion, a également été à l’origine du plus connu des forums de santé qui, lui, va s’avérer très rentable ; assez pour intégrer Fluctuat dans son giron dès 2006. Pour Alexandre Boucherot :

“La cession à Doctissimo a ouvert une nouvelle phase extrêmement excitante. On a testé plein de choses, avec des moyens qu’on n’avait jamais eus, et donc en faisant des erreurs qu’on avait jamais eu l’occasion de faire… ”

Quoique ne rapportant toujours pas le moindre centime, le site va s’agrandir, inaugurant les nouvelles rubriques Société et Politique sous l’impulsion de Daniel de Almeida. La Coupe du Monde 2006 sera même l’occasion de se mettre à parler football, par le biais d’Edouard Orozco et Benjamain Berton, avec un certain succès à une époque ou des magazines comme SoFoot n’étaient pas encore présents sur le web.

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Ce mélange des genres a deux conséquences : un grand nombre de visites, atteignant même les meilleures chiffres de l’histoire du site (jusqu’à 120 000 visites par jour et 1,8 million de visiteurs uniques), et un éclatement éditorial qui, s’il s’inscrit paradoxalement dans la continuité de ce qu’a toujours été Fluctuat, commence à poser “un sérieux problème de positionnement marketing” selon Daniel De Almeida.

Dès 2008 des sites comme Konbini débarquent en grande pompe et s’imposent très rapidement grâce à une stratégie offensive régulièrement critiquée mais diablement efficace. Au même moment, en 2008/2009, commence la troisième et dernière époque, celle des grands groupes, de l’indifférence et de la mort. Lagardère rachète Doctissimo et décide d’intégrer Fluctuat au site de Première, qu’il possède également. Fluctuat devient un simple onglet du site spécialisé dans l’audiovisuel et change d’URL : de fluctuat.net à fluctuat.première.fr.

Première, la dernière aventure

Déjà, la migration numérique se passe mal et la plupart des articles sont perdus. Un coup dur que des rédacteurs comme Troudair gardent en travers de la gorge  : “Les milliers d’articles que j’ai rédigés sont passés à la trappe du jour au lendemain. Voir disparaître tout ce qu’on a produit pendant toutes ces années fait vraiment mal au cœur. C’est une quantité considérable de critiques culturelles qui disparaissent. Des milliers de livres, de films, de disques, de pièces de théâtre ont été chroniqués avec humour, intelligence et tout ça est désormais aux oubliettes, y compris des centaines d’interviews d’artistes et d’écrivains.”

Si elle a pourtant duré une demi-douzaine d’années, personne n’est dupe sur la nature mortifère de la suite de l’histoire, encore une fois paradoxale : les rédacteurs étaient toujours aussi libres mais moins par choix éditorial que du fait que les dirigeants Média de Lagardère “n’en avait rien à cirer et ne savait certainement même pas qu’ils possédaient Fluctuat”.

C’est mieux ainsi”

Daniel De Ameida gravit les échelons et devient rédacteur en chef de Première, laissant Fluctuat à Edouard Orozco qui devra bientôt jongler entre cette nouvelle responsabilité et le community management de Première. Il sera le dernier des “chefs” et assistera, impuissant, à la désintégration de Fluctuat. Il encouragera et éditera ce qui restera comme la dernière rubrique du site, les Poèmes d’actu*.

Edouard Orozco conclut :

“Sur le web, les médias sont calculateurs, il y a de moins en moins de place pour le feeling et les prises de risque, et à Flu on essayait justement de garder une approche instinctive. C’est peut-être ce qui a causé notre perte, mais ça faisait partie de l’ADN du site.”

Jusqu’à novembre 2015 et cette ultime migration, fatale. Entre-temps Lagardère avait lâché Première, racheté par le groupe belge Rossel qui l’abandonnera à son tour en février 2016 au profit, on vient de l’apprendre, du Film français.

Au milieu de la tumultueuse période de Première, Fluctuat disparaît sans un bruit, emportant avec lui une grande page de l’internet français. “C’est mieux ainsi”, s’accordent chaque acteur d’une aventure culturelle à l’ADN trop folle, ou trop libre, pour survivre dans cet internet désormais (trop ?) réel.

NB : Thomas Deslogis a écrit durant des années des poèmes d’actu pour Fluctuat.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/05/1...

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