Comment éviter que le vinyle devienne un objet de luxe ?

, par  Bettina Forderer , popularité : 1%
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Les béni-oui-ouis du vinyle sont en joie depuis que Discogs a sorti son application pour smartphones le 29 février dernier. Bonjour les pulsions d’achats irrationnelles pour ce vieux disque de blues des années 50, ou pour cette édition limitée de techno minimale que vous aviez laissée passer le mois dernier. Mais l’hyper accessibilité au site de vente en ligne n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour votre porte monnaie car il génère d’autres effets pervers. Explications.

Les artistes ne touchent rien

Lancé en 2000 par Kevin Lewandowsky, Discogs voit quelques 3 millions d’utilisateurs défiler sur ses pages virtuelles selon cette source , et est en position de monopole. Certains revendent aussi des vinyles sur Ebay ou Amazon, mais la plateforme offre l’avantage d’être à la fois la place du marché et le “wiki” du disque : c’est une base de données incroyable. On peut profiler deux types de vendeurs sur le site. S’il est impossible de connaître les chiffres, on peut supposer que la majorité se compose de collectionneurs qui écoulent leur propre stock pour financer de nouveaux achats. Mais pour d’autres, il s’agit d’une activité professionnelle à part entière. Ceux-ci achètent des stocks en gros à des anciens DJs, clubs ou radios pour les revendre ensuite à des prix prohibitifs.

Une spéculation qui fait également monter les prix en magasin, les disquaires s’alignant sur les prix affichés sur le site. Le vendeur d’un grand records shop berlinois, qui a préféré rester anonyme, nous dénonce ces pratiques avant de soupirer : “Mais dans le même temps, cette hausse est impossible à juguler. Car qu’est-ce qui garantit à un vendeur militant, tentant de proposer un tarif sympa de magasin, que le client ne sautera pas sur l’occasion pour le revendre plus cher sur la plateforme ?“. Discogs a instauré une cote dans le domaine du marché du vinyle d’occasion.

Problème : ces échanges financiers ne profitent pas aux artistes. Le droit européen stipule notamment que lorsque l’on achète un bien culturel, l’auteur cède à l’acquéreur le droit d’utiliser et de distribuer sa copie pour une durée illimitée. Quand les musiciens sont encore en vie, ils constatent que des particuliers vendent leurs vinyles à prix forts sur la plateforme sans qu’ils ne touchent un centime sur ces transactions.

La raréfaction fait monter les prix

On le sait : le vinyle entame ces dernières années un retour en grâce inopiné. Sur les sept premiers mois de 2015, ses ventes ont progressé de 43% en France sur le neuf selon une étude du SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique). Quant à l’occasion, dans son rapport annuel de 2015 , Discogs se targue d’une augmentation de 31%, et d’avoir écoulé pas moins de 4 millions de galettes. Contrecoup retors de la tendance, tout ce qui est sorti depuis 30 ou 40 ans subit une demande plus forte que ce qui est disponible en seconde main. Du coup, les prix explosent.

Cette année, le vinyle vendu le plus cher sur Discogs s’est écoulé au prix mirobolant de 5400€ . Il s’agit de Chung King Can Suck It, du groupe de hardcore new-yorkais Judge. Car contrairement à ce qu’on pourrait penser, un tour d’horizon du site révèle que les disques de musiciens phares comme Elvis ou les Beatles ou ne sont pas les plus cotés. Ce qui a le plus de valeur marchande, c’est ce qui est rare : un exemplaire d’obscure funk nigérienne, ou encore le disque d’italo-disco qu’un parfait inconnu a produit dans son garage.

Le cas des musiques électroniques

Selon Wikipédia , Discogs était au départ seulement consacré aux musiques électroniques, avant de s’ouvrir progressivement aux autres genres à partir de 2004. Encore aujourd’hui, cette sphère en particulier est la plus référencée sur le serveur . Depuis leur naissance dans les années 90, l’electro, la techno, et la house ont toujours eu une forte “culture du vinyle”. Logique, vu que dans ce contexte la galette n’est pas seulement un support d’écoute ou un objet de collection, mais aussi un outil pour DJ. Or, ces dernières années, la hype retrouvée du vinyle se double d’un regain d’intérêt pour les pionniers de l’electro, tels que le duo emblématique de Détroit Drexciya.

Certes leur musique a toujours été respectée. Mais, depuis quelques années, la jeune génération les redécouvre et leur voue un véritable culte , tout en génuflexions révérencieuses. Ce qui entraîne un inévitable effet de levier sur Discogs. Hyperspace Sound Lab, la première sortie pressée à très peu d’exemplaires de feu James Stinson (la moitié de Drexciya) sous le nom de Clarence G, a atteint cette année le prix de 345€ . Au regret des vrais passionnés.

La solution de la réédition ?

Face à ce phénomène, les gros labels des pionniers des musiques électroniques encore actifs aujourd’hui, de Détroit, New-York ou Chicago, ont commencé depuis une poignée d’années (environ deux ou trois) à presser à nouveau leurs anciennes sorties afin de toucher à nouveau de l’argent (pour eux ainsi que pour les ayants droit) et de remettre en lumière leur travail. Clone Records et Rush Hour , deux labels emblématiques de l’electro en Hollande, se sont lancés dans une vaste entreprise de réédition de vinyles de tous horizons – pas seulement d’artistes affiliés à leur écurie. Clone a notamment ressorti des galettes toutes neuves de Drexciya et le fameux Hyperspace Sound Lab , que les fans peuvent enfin acheter au prix du neuf (entre 10 et 20€). Et faire tourner sur leurs platines, sans qu’ils grésillent. Il ne s’agit pas de saper Discogs. Au contraire, le site en bénéficie aussi puisque le vinyle sera sans doute remis en circulation sur leur plateforme plus tard.

La réédition ne fait toutefois pas baisser le prix de l’objet original, qui a une aura à laquelle les collectionneurs resteront attachés. Un vinyle de 30 ans a une odeur, une texture, une histoire. Il est l’émanation quasi mystique du moment où la musique a été gravée sur ses sillons. Par la suite, il a été joué par des personnes dont l’identité est nimbée de mystère, et est parfois marqué d’annotations qui en atteste. Le dessinateur et accro aux skeuds Robert Crumb témoigne de cet attachement fétichiste, qui n’a au final que très peu à voir avec la musique, dans un entretien pour Télérama : “sous les rayures et les craquements, on sent flotter l’atmosphère d’une époque“.

Mais presser à nouveau permet à un autre public d’accéder à cette musique. Car le vinyle est en train de devenir un support réservé aux plus fortunés. Une tendance qu’il serait bienheureux d’inverser.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/03/2...

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