Comment l’auto-tune a révolutionné la musique

, par  Xavier Ridel , popularité : 2%
JPEG

Dégommons d’entrée une idée reçue : non, tout le monde ne peut pas être chanteur ou rappeur, sous auto-tune. Si les notes justes s’attrapent grâce à l’outil en question, charisme, intensité et paroles sont des choses qui ne peuvent être améliorées grâce à un logiciel. Surtout, l’instrument démocratisé en France dès la sortie de l’album 0,9 de Booba (c’était en 2008), requiert une technique et une précision qui peuvent grandir les formes de son utilisation. En quelques années, auto-tune est devenu bien plus qu’un simple “correcteur” de voix. Jorrdee, jeune musicien parisien à la croisée du rap, du r’n b et de la pop, n’hésite pas :

“Je l’utilise pour apporter une correction aux notes hasardeuses ou donner un style particulier à la voix. L’auto-tune n’est pas le seul correcteur utilisé en studio, et c’est très répandu maintenant. Ça fait partie du mix, qu’il soit utilisé à son max ou à son minimum.”

Mais même avec trois pédales branchées sur son micro et Therapy à la production, tout le monde n’est pas capable de mettre dans sa musique et ses cordes vocales la même rage et la même précision que NOS et Ademo sur un titre comme Différents . Ni d’avoir la force du geste artistique du musicien français Koudlam, lorsqu’il trafique sa voix au maximum sur Negative Creep.

Auto-tune : l’origine

Si l’on veut saisir l’origine de l’outil en question, et comprendre comment il est devenu un instrument à part entière, un historique s’impose. De tout temps, musiciens et producteurs ont tenté de transformer la voix, “cette source fantastique et très riche”, comme la qualifie Koudlam. Déjà en 1940, le Sonovox faisait son apparition comme le précurseur d’une révolution musicale qui allait tout changer. L’objet, un dérivé de la talkbox, se plaçait contre la gorge, modifiant ainsi les cordes vocales du chanteur et lui donnant une texture robotique. L’un des premiers exemples se trouve dans le film You’ll Find Out, avec Kay Kyser.

De son côté, le musicien américain Alvino Rey, qui était aussi un ancien militaire, faisait usage de la talkbox en détournant le son de sa guitare steel. Il utilisait à cet effet un micro en carbone, initialement fabriqué pour les communications militaires entre pilotes. Parallèlement, le voder fait son apparition à la même époque. Inventé en 1937 par l’ingénieur Homer Dudley (également à l’origine du vocoder), l’instrument était utilisé par l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale pour crypter les messages et les discussions entre soldats. Tandis que la talkbox produisait des sons, le voder n’en créait pas, ne faisant que modifier la voix du chanteur.

Vocoder vs. Auto-tune

La musique, bien entendu, n’allait pas tarder à s’emparer de ces outils préalablement destinés à la science. Et ce, notamment sous l’impulsion du physicien allemand Werner Meyer-Eppler, qui se lance dans des expérimentations sonores à la fin des années 50, crée le Studio de Cologne, et écrit dès 1949 un livre sur la musique électronique. Concernant les effets vocaux, on trouvait déjà, dans le magazine Bell Telephone Quarterly, une photo qui s’étendait à la page 65, avec, sous cette dernière, une légende : “le voder fascine les foules”, “la voix du voder est presque trop parfaite pour être vraie”. Visionnaire. https://archive.org/stream/belltele...

PNG

https://archive.org/stream/belltele...

Cliquez sur la photo pour accéder à l’archive

Quelques années de recherche plus tard, en 1968, le célèbre fabriquant de synthé Moog sortait le premier vocoder destiné à la vente. L’instrument se retrouve dans plusieurs morceaux, et devient vite incontournable. On le retrouve particulièrement sur le Autobahn de Kraftwerk, ou encore dans des morceaux du Electric Light Orchestra.

Comme ils sont trop souvent confondus l’un avec l’autre, il paraît essentiel de préciser que le vocoder et l’autotune sont bien deux outils totalement différents. D’un point de vue vocal, d’abord, mais aussi sur le plan technique. Quand le premier effet s’obtient grâce à un synthétiseur (ce sont les notes jouées sur le clavier qui déterminent les harmonies chantées), le second est souvent le fruit d’un travail sur logiciel. Des pédales existent également pour produire et intensifier les deux effets.

De l’industrie pétrolière à Believe, de Cher

Encore une fois, l’histoire de l’auto-tune ressemble à celle de beaucoup d’autres innovations, puisque sa découverte est due à l’avancée de la science. En 1996, Andy Hildebrand, un ingénieur passionné de musique, est chargé de créer une machine destinée à servir l’industrie pétrolière. Le but est simple, si on le résume : envoyer des ondes afin de voir si un sous-sol est exploitable. L’Américain remplit son rôle et finit par prendre sa retraite à 40 ans, revendant son invention à sa compagnie, Exxon. Un soir, lors d’un dîner, une amie le met au défi : serait-il capable d’inventer une machine qui corrigerait les fausses notes ? Le pari est tenu, l’histoire, lancée. Voilà comment nait l’auto-tune. Dans une interview donnée à CNN , l’inventeur raconte :

“Avant l’auto-tune, les studios corrigeaient les fausses notes en faisant enregistrer une phrase au chanteur, encore et encore. Ensuite, ils mixaient les 100 pistes qu’ils avaient ensemble, et cela donnait une voix juste, et dans la bonne tonalité.”

Audio Antares Electronica fait de cette invention un logiciel en 1997, et un an après parait Believe, de Cher. Le tube donnera à l’auto-tune son surnom de “Cher effect”, qu’affectionnent particulièrement les Britanniques.

Sur ce titre, à la qualité discutable (vous n’êtes pas obligés de cliquer sur le player), la musicienne modifie sa voix jusqu’à ce qu’on ne puisse plus la reconnaître. L’outil, destiné à gommer les imperfections, devient ici un instrument. Une première dans l’histoire de la musique. Toujours à CNN, Hildebrand déclare à ce propos :

“En un an, nous avions vendu le logiciel à tous les studios, toutes les majors, partout dans le monde. Et ce, seulement un ou deux ans après le Believe, de Cher.”

Les dés en sont lancés : voilà l’auto-tune prêt à prendre le monde entier d’assaut. Discrètement, d’abord, en tant que simple outil, puis comme un instrument à part entière. C’est T Pain qui, en 2005, va le plus à fond dans le jeu, avec l’album Rappa Ternt Sanga. Le titre parle de lui-même : un rappeur devenu chanteur. Décrié de tous les cotés, l’homme en fera pourtant sa marque de fabrique, et influencera nombre d’autres musiciens. Jorrdee, qui évolue pourtant (pour l’instant) dans les sphères souterraines de la musique hexagonale, le cite comme influence première dans son utilisation de l’outil, lorsqu’on lui demande qui l’a initié à cette pratique.

Deux ans après le Silent Shout de The Knife, qui voit le groupe distordre ses voix à grands renforts de pitch pour gommer toute notion de genre, Kanye West plonge tête la première dans l’auto-tune avec 808 & Heartbreak, sorti en 2008. T-Pain, justement, l’aidera sur la réalisation de l’album, se faisant créditer sous le nom de RoboCop. Sur le disque, le génie auto-proclamé se dévoile comme rarement, et aborde des thèmes on ne peut plus personnels. L’amour, ses parents, tout y passe, chacun de ses mots étant modifié par l’auto-tune. L’ensemble surprend de par sa portée émotionnelle. Étirer la voix, toucher des notes introuvables, enchaîner des rythmes à la perfection ; cette petite voix de robot geignard permet des d’aborder des styles et des formes impossibles à atteindre.

L’arrivée en France

Comme souvent, la France a du retard. Booba sort le premier album français largement modelé sur cet instrument en 2008. 0,9 – c’est son nom – s’attirera les foudres du monde du rap, jusqu’à ce que beaucoup de rappeurs français s’y mettent aussi. Avec une idée en tête : atteindre l’idéal pop. Aussi bien sur le plan artistique que commercial. Avec auto-tune, les rappeurs n’ont plus besoin de personne pour balancer des refrains, seulement d’un producteur sachant manier l’outil. Chose qui aidera sans doute le rap à, petit à petit, à prendre la place de la variété en France (comme Doc Gyneco le relevait récemment dans une interview accordée à Booska P ). L’auto-tune aide les mélodies à faire désormais partie intégrante du genre, et à le renouveler grâce à un souffle nouveau, une véritable portée émotive. Ce n’est pas le succès des dealers mélancoliques de PNL qui nous fera mentir. Le refrain de leur morceau Je vis, je visser est un parfait exemple de l’utilisation de l’instrument. Particulièrement dans les envolées qu’on vers les 2 minutes du titre :

Certains musiciens, comme Koudlam, se servent de l’instrument avec des idées bien précises :

“J’ai toujours utilisé pas mal d’effets (ou pas, ça dépend des morceaux) sur la voix, mais sur Benidorm Dream (ndlr : son dernier album en date), c’est un peu différent. Je m’adapte a ma musique, et pour cet album, l’auto-tune me plaisait parce que ça correspondait au coté décadent et artificiel du disque. “

Le musicien soulève là un problème intéressant. L’auto-tune pourrait être vu comme un reflet du monde et de son artificialité. Quelque chose qu’on pourrait également noter chez PNL, qui a fait de la quête d’argent et de marques (“j’veux ma paire de LV”) l’un de ses thèmes assumés.

Artificialité, donc, mais également quête de perfection. Sous auto-tune, tout semble parfait, contrôlé, et c’est sans doute ce que veut dire Kanye West quand il remercie Dieu pour l’outil / instrument, et qu’il énonce le souhait que le monde entier soit sous auto-tune.

Des projets plus récents vont également dans ce sens. C’est notamment le cas de la mixtape de M-O-R-S-E, nightfallcollection , dont les 43 morceaux illustrent à merveille la solitude de l’être humain face à son écran. Le musicien dit d’ailleurs faire de la musique qui contient “le spleen du clic”, et déforme à ce propos les voix de ses collaborateurs (et la sienne) jusqu’à ce que ce qu’elles paraissent toutes droit sorties de l’écran. Dans une interview à paraitre prochainement dans les Inrocks, le musicien n’hésite pas à affirmer qu’auto-tune est devenu “instrument à part entière”, qui agit “comme un masque”. D’autres, comme le producteur Shkyd, vont même jusqu’à composer des EP entiers a capella, avec des voix ultra-modifiées.

Un instrument qui favorise l’émotion

La notion de masque est importante, puisque l’auto-tune a également pu être, pour les rappeurs, une manière de se cacher, et ainsi, de se libérer des cases dans lesquels on les a longtemps cloisonnés. Rappelons-nous : au début des années 2000, le modèle dominant du genre était 50 Cent, ses flingues et ses meufs à poil posant à ses cotés. Jusqu’en 2008, année de sortie de 808 and Heartbreak, le cliché a la peau dure. Mais, avec cet album, dans lequel il se met totalement à nu, Kanye West en vient à exploser le stéréotype, pour laisser place à de véritables émotions. Ce qui ouvrira la voie à nombre d’autres musiciens que les années 2010-2015 ont vu se révéler : Yung Lean, Future, Bones, Xavier Wulf, Chief Keef… Tous usant d’auto-tune, tous produisant de la musique triste et emplie d’émotions (le premier fait d’ailleurs partie d’un crew appelé Sadboys).

Avec la maîtrise d’Internet, la production musicale s’est totalement démocratisée. Armada de logiciels à l’appui, chacun peut ainsi enregistrer des disques chez lui, à condition d’en avoir le temps et le talent. L’auto-tune peut être, comme le souligne Koudlam, d’une grande aide :

“La plupart des gens ne savent pas chanter ou n’aiment pas s’entendre, donc en ces temps de démocratisation de la production musicale, il est logique que les effets vocaux se développent et soient utilisés de manière exponentielle.”

Aujourd’hui l’instrument est partout, et il est impossible de s’intéresser à la musique contemporaine sans l’ignorer. Une question légitime se pose alors : résistera t-il au temps ? Pour Jorrdee, la réponse tranche et coule de source : “Je ne sais pas et je m’en fous. Je sais chanter.

Peut-être faudrait-il, mettre l’auto-tune à la lumière des autres innovations dans le domaine de la musique, afin de tirer une forme de conclusion. Comme les boites à rythmes en leur temps, souvent décriées parce qu’elles tuaient et la présence du batteur, comme le laptop, considéré comme une injure à la musique parce qu’il est le produit d’algorithmes, l’auto-tune s’en prend plein la tronche, et de tous les cotés. Même le TIME s’y est mis, classant l’instrument parmiles 50 pires inventions de l’histoire .

Mais c’est là le lot de chaque innovation. Si le trop-plein d’auto-tune risque de se faire sentir un jour (déjà pour certains lecteurs prêts à commenter), seule compte en fait la qualité des chansons. À chaque époque ses instruments,ses innovations, ses bon titres et ses mauvais ; avec ou sans auto-tune. Et Koudlam de conclure en imaginant le futur :

“Ca peut durer un moment, il y a encore des choses a faire avec, et ça permet à n’importe qui de chanter. C’est un peu l’effet/instrument d’Idiocracy, mais on finira probablement par s’en lasser. A ce moment, ça sonnera très 2015.”

Et vous serez peut-être prêts à commenter pour dire que c’était mieux avant.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/04/2...

Publications Derniers articles publiés

Sites favoris Tous les sites

84 sites référencés dans ce secteur