David Graeber : “Nous sommes dans l’ère de la bureaucratisation totale”

, par  Jean-Marie Durand , popularité : 2%
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Remplir sans cesse des papiers, des formulaires absurdes, des dossiers d’inscription de cinquante pages, attendre des heures pour obtenir une information, se perdre dans les circuits kafkaïens de l’administration… Nous étouffons sous le poids des paperasses. La littérature a fait de ces cauchemars le cadre de célèbres textes : “Le Procès” et “Le Château” de Franz Kafka, tous les livres de Borges et d’Italo Calvino, les Mémoires trouvés dans une baignoire de Stanislas Lem, Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, ou encore le livre inachevé de David Foster Wallace, “Le roi pâle”…

Si les ressources de la littérature peuvent aider à sonder les abîmes de la bureaucratie, les sciences sociales échouent, elles, à en éclairer le sens et les procédures. Comme si elles ne pouvaient que s’intéresser aux zones de densité de la vie sociale. De fait, qu’est-ce qu’il y aurait à dire de passionnant de l’analyse d’un formulaire de demande de prêt hypothécaire ?

Un nouveau discours critique sur l’administration

Le nouvel essai cinglant de David Graeber, “Bureaucratie,” contredit avec brio cette idée reçue : l’anthropologie, la discipline de l’auteur, qui est aussi économiste, militant politique proche des mouvements libertaires américains (il fut l’un des leaders en vue du mouvement OccupyWallStreet), a selon lui un discours critique à porter sur le phénomène. Graeber tente de surmonter ce paradoxe selon lequel nous nageons tous dans la bureaucratie sans chercher à réfléchir à ses nouveaux effets (les réglementations qui étouffent la vie, la science et la créativité étranglées…)

Mais, là où le livre est le plus stimulant, c’est qu’il ne se contente pas de revendiquer un regard propre aux sciences sociales : il orchestre littéralement un déplacement dans la lecture politique traditionnellement faite de la bureaucratie. “Pour le populisme contemporain, il ne peut y avoir qu’un seul antidote à la bureaucratie : le marché, permettre aux gens de conduire leur vie, cesser de les entraver par une infinité de règles, laisser la magie du marché apporter ses solutions”.

Une critique absente du logiciel idéologique de la gauche

Souvent attribuée à la droite, historiquement fixée sur le rejet d’un étatisme excessif, la critique de la bureaucratie serait absente du logiciel idéologique de la gauche. Pire, la gauche a cautionné ces dernières décennies les politiques libérales souvent conduites au nom d’un rejet de la bureaucratie. “Sous prétexte de rendre l’action de l’Etat plus efficace, la gauche a approuvé et souvent impulsé la privatisation partielle des services publics et l’intégration croissante, dans la structure de l’administration bureaucratique elle-même, des principes de marché, incitations de marché, et autres procédures de responsabilisation fondées sur le marché”, écrit Graeber. Et d’insister : “le résultat est une catastrophe politique”.

Car David Graeber rappelle que la haine de la bureaucratie appartient dans l’histoire des idées politiques à la longue tradition de la droite antiétatique. La critique de la bureaucratie est issue principalement du libéralisme du 19ème siècle. “Le langage de l’individualisme antibureaucratique a été repris avec une férocité croissante par la droite qui réclame des solutions de marché à tout problème social”, souligne-t-il. La formulation populaire la plus efficace reste probablement la phrase de Reagan : “les neufs mots les plus terrifiants de la langue anglaise sont : je suis un agent de l’Etat et je suis là pour vous aider”.

Le néolibéralisme nous fait plonger dans la bureaucratie

Le cœur de la brillante démonstration de David Graeber tient au démontage de cette critique de droite, qui n’est qu’une fiction mensongère, une ruse de la raison libérale. Comme il le souligne, “le problème de toute cette construction, c’est qu’elle a très peu de rapport avec ce qui s’est réellement passé”. Tout d’abord, les marchés ne sont pas nés indépendamment de l’Etat et contre lui, en tant qu’espaces de liberté autonomes. Bien au contraire. “En règle générale, ils ont été, soit suscités indirectement par certaines activités de l’Etat, notamment des opérations militaires, soit créé directement par des politiques de l’Etat”. Mais surtout, démontre Graeber, “les politiques conçues pour réduire l’ingérence de l’Etat dans l’économie finissent en réalité par produire plus de réglementations, plus de bureaucrates, plus d’interventions policières”. La ruse se loge ici : plutôt que de sortir de la bureaucratie, le néolibéralisme nous y fait plonger, tête basse. Au lieu d’un garde-fou de la bureaucratie, le néolibéralisme en est un accélérateur !

Ce constat, en forme de renversement d’une opinion commune, conduit l’auteur à livrer sa définition de la loi d’airain du libéralisme : “toute réforme de marché, toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché, aura pour effet ultime d’accroitre le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse er l’effectif total des agents de l’Etat”.

Les Etats-Unis, une société profondément bureaucratique

Pour étayer sa thèse, Graeber rappelle que les Etats-Unis sont une société profondément bureaucratique depuis un siècle. Pire : depuis les années 90, et le début de la financiarisation de l’économie, “nous sommes dans l’ère de la bureaucratisation totale”. “Nous assistons à la fusion progressive de la puissance publique et privée en une unité unique, saturée de règles et de règlements dont l’objectif ultime est d’extraire de la richesse sous forme de profits”, écrit l’anthropologue. Les hauts dirigeants des grandes entreprises ont changé d’alliance de classe, selon lui : ils ont ainsi “rompu leur difficile coalition de fait avec leurs salariés pour faire cause commune avec les investisseurs”. La bureaucratie est ainsi “le moyen principal qu’utilise une infirme partie de la population pour extraire la richesse de nous tous”. “Libre échange et marché libre signifient en réalité création de structures administratives mondiales essentiellement destinées à garantir l’extraction de profits pour les investisseurs”, insiste-t-il. Une critique appropriée de la bureaucratie, aujourd’hui, s’indexe ainsi à une critique de l’économie financiarisée.

Bureaucratiser la vie quotidienne

Bureaucratiser la vie quotidienne, c’est aussi imposer des règles impersonnelles ; or, “celles-ci ne peuvent fonctionner que si elles sont soutenues par la menace de la force”, suggère Graeber. Caméras de surveillance, policiers, agents formés dans les tactiques de la menace, de l’intimidation, sont partout, sur des lieux comme les terrains de jeu, les écoles primaires, les campus, les hôpitaux, les parcs, les plages…, observe-t-il. La financiarisation, la violence policière, la technologie, la fusion du public et du privé “convergent pour former un réseau unique qui s’auto-alimente”. C’est ainsi que se déploie, contre l’horreur bureaucratique, une vraie critique de gauche, portée par l’ethos libertaire de l’auteur.

D’une plume alerte, à la mesure d’un esprit aventureux et rétif à tout principe arbitraire, David Graeber démonte de manière singulière l’un des plus grands enfumages de notre présent politique : au lieu de libérer les énergies et les esprits créatifs, le néolibéralisme dominant n’est que le triomphe macabre d’une technologie bureaucratique, c’est à dire d’une scène politique et sociale définie par le contrôle, la surveillance et la menace.

Jean-Marie Durand

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David Graeber, Bureaucratie (LLL, les Liens qui Libèrent, 296 p, 22 euros)

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2015/10/1...

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