De l’Élysée à la Maison Blanche, comment les lieux de pouvoir influencent les dirigeants

, par  Jérémy Collado , popularité : 2%
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L’Elysée illuminé pour Noël ((c) Charles Platiau/Reuters)

Les lieux qui abritent le pouvoir ont ceci de particulier qu’ils font souvent résonner le silence, dans un mélange d’attente et d’angoisses. Ce sont des conseillers qui s’impatientent, sagement, le nez dans leur portable, en face d’un président qui annote un discours qu’ils viennent de lui apporter. Ce sont des visiteurs qui patientent sous d’immenses peintures, puis qui sont guidés par des huissiers qui les mènent derrière les portes où se fait entendre le bruit des pas sur le parquet tapissé. Ces lieux sont entourés d’une histoire, d’une magie, d’un certain romantisme. Et ça compte.

On a beaucoup glosé, lors de sa sortie en 2013, sur le son des graviers qui crissent sous les pieds du président de la République, filmé par Patrick Rotman, dans son documentaire intitulé Le Pouvoir , qui filmait en immersion l’Élysée sous François Hollande. Il y eut aussi le son des feuilles de papiers qui se frottent aux doigts des conseillers, répercuté par les hauts plafonds du palais, dont l’architecture détermine en partie la façon dont s’exerce le pouvoir.

Ainsi, sous la caméra de Rotman, le pouvoir se banalise . Il se désacralise tant le regard et l’oreille sont captivés par ce décalage entre le faste des ors de la République et la simplicité de ceux qui s’agitent à l’intérieur. Dans une des scènes du film, François Hollande rappelle ainsi que lui et ses collaborateurs travaillent “dans un palais” et qu’alors, la familiarité en est “exclue”, quand bien même ces hommes et ces femmes sont amis dans la vie privée.

A l’Élysée comme ailleurs, les lieux du pouvoir ne sont pas neutres

Cela débute, souvent, par le choix des bureaux. Lorsqu’il a remplacé dans la tourmente Aquilino Morelle à la tête du service communication, en avril 2014, le jeune et fringant Gaspard Gantzer a jugé bon de ne pas reprendre son bureau. Une superstition ? Il a préféré s’installer dans un modeste bureau de l’aile ouest du bâtiment, presque sous les combles, dans une ambiance moderne qui détonne avec le reste du palais. Il sait trop bien que les symboles comptent parfois plus que les actes.

Celui de Morelle jouxtait celui du président de la République. Mais Gantzer se moque d’être perdu parmi les vastes couloirs du palais, à l’étage, et dans un angle qui plus est. D’ici, il jauge avec une certaine hauteur la situation qui s’offre sous ses yeux, puisque de cette vigie il peut voir qui entre et qui sort de la cour de l’Élysée. Un lieu “stratégique”, admet-il .

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Gaspard Gantzer, le conseiller omniprésent du président Hollande ((c) Charles Platiau/Reuters)

“Il colle au président, il ne le quitte jamais, et cela dit quelque chose du pouvoir que le principal conseiller du chef de l’Etat soit le chargé de communication”, reconnaissait Yves Jeuland, qui a filmé pendant six mois les équipes de l’Élysée, pour en faire un documentaire ironiquement (?) titré Un temps de président, et diffusé en septembre 2015.

Un conseiller qui virevolte, bouge en permanence : voilà qui constraste avec l’idée qu’on se faisait d’un homme au service du Prince, enfermé dans un bureau, corrigeant les mots du président plongé dans des archives. Le rôle de Gantzer implique une mobilité qui pousse les murs de son bureau pour l’étendre à toutes les pièces : sur les images de Jeuland, il est omniprésent, toujours à la droite du chef de l’État, quand l’Élysée éclate plutôt le collectif au profit de bureaux dispersés. “L’aspect château éloigne les conseillers les uns des autres et constitue un obstacle à l’esprit d’équipe”, observait déjà un conseiller de Nicolas Sarkozy, en 2007, dans L’Express .

Déménager de l’Élysée ?

Il faut aussi remarquer que l’Élysée est étouffant de protocole, de décorum, de symboles. Chaque mardi matin, une maître horlogère vient y remonter les 320 pendules, en gants blancs, en prévision du conseil des ministres du lendemain. Cela implique une certaine tenue. Ce palais construit par l’architecte Armand-Claude Mollet en 1720 semble si peu adapté à son temps et au travail de ceux qui ont désormais la charge de la parole présidentielle. Il n’a d’ailleurs pas été construit pour abriter le pouvoir. Quel décalage, en effet, entre ce vestige du patrimoine national, cadeau du roi Louis XV à sa maîtresse, la marquise de Pompadour, et les tweets ou Vines qui s’en échappent quotidiennement ! Et encore : les choses ont bien changé. On y dispose désormais du wifi…

De Gaulle, qui n’appréciait guère l’Élysée, projeta de déménager au château de Vincennes. Trop loin, trop compliqué. Et encore plus austère… Il abandonna finalement le projet. Pompidou, au contraire, installa à l’Élysée en 1971 une salle de cinéma au sous-sol du jardin d’hiver, pour y organiser des séances privées dont il raffolait. Tradition reprise par Nicolas Sarkozy, qui se plaisait à projeter des blockbusters, mais confessait que le lieu n’était “pas son genre” .

“Il y a une sorte de malédiction qui plane”, évoquait Patrice Duhamel, qui a commis un livre sur l’Élysée (Coulisses et Secrets d’un palais ) avec le réalisateur Jacques Santamaria. “Je n’avais pas réalisé, mais, depuis les débuts de la République, et pour différentes raisons, un président sur deux n’a pas terminé son mandat. Par ailleurs, ils sont très peu à avoir vraiment apprécié le palais : il y a Napoléon Ier, Louis-Napoléon Bonaparte. Et Bernadette !”

À en juger par ceux qui y résidèrent, le lieu est sinistre : au choix c’est “une prison” (Armand Fallières et Émile Loubet), ou encore “la maison des morts” (Raymond Poincaré) qui se dérobe derrière “des murs écrasants” (Paul Deschanel). Ce palais serait-il une bulle où l’on fantasme ? Où l’on perd le sens des réalités ? “Dans une interview télévisée qu’il donne dix-huit mois après son entrée à l’Élysée, à la question : ‘Que vous manque-t-il ?’, Valéry Giscard d’Estaing répond sans hésiter : ‘La liberté’. Le Palais, une prison ?”, s’interrogent Duhamel et Santamaria dans leur opus.

En France, l’héritage de la Révolution française

“Ce qui est sûr, c’est que l’Élysée est une résidence à part, très protégée, peu fonctionnelle et coupée du reste de la ville. C’est la même chose que le palais de la reine en Angleterre. À la différence que la reine, elle, n’exerce pas le pouvoir”, juge Jean-Yves Andrieux, historien et professeur à l’Université Paris Sorbonne, auteur de L’Architecture de la République : les lieux de pouvoir dans l’espace public en France (éditions Canopé – CRDP) “Il y a une spécificité française liée à l’héritage de la Révolution française. On a assisté à la vente et à la saisie des biens de la noblesse”, rembobine-t-il. Le palais de l’Élysée ou la résidence du Premier ministre, ce sont des anciennes résidences de l’Ancien Régime qui ont été récupérées par la République quand celle-ci a été créée. Ces lieux ont en réalité perpétué la tradition de la noblesse. Il s’y exerce une façon très aristocratique de considérer le pouvoir… En ce sens, la République est absolument monarchique.”

En clair, on n’y gouverne pas de la même façon qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis, où les bâtiments du pouvoir n’ont pas le même visage, ni la même architecture, avec des conséquences sur la façon d’exercer le pouvoir. En France, ceux-ci participent d’une symbolique continuité entre la monarchie et la République. Il suffit d’observer la résidence du président de l’Assemblée nationale, l’hôtel de Lassay, pour s’en convaincre, ou bien la plupart des ministères, installés dans des hôtels particuliers aristocratiques et somptueux aux quatre coins de Paris ; et surtout rive gauche.

C’est pareil pour le Palais Bourbon, construit en 1722. Leur faste et leur grandeur sont à la hauteur de la fonction qu’occupe le président de l’Assemblée dans l’ordre protocolaire, quatrième personnage de l’État après le président, le premier ministre et le président du Sénat. On doit ainsi l’hôtel de Lassay à la duchesse de Bourbon, qui le fit construire en 1728 sur un terrain qu’elle avait acquis huit ans auparavant. Quatre architectes se succèdent pour établir les plans d’un édifice de 25 mètres de large. À la mort de la duchesse, c’est Louis XV lui même qui s’empare du Palais Bourbon. Pour le céder ensuite au prince de Condé en 1764.

Il est intéressant de voir comment, aujourd’hui, les entrées de l’Assemblée sont parsemées de portiques automatiques chargés de vérifier qu’un visiteur ne porte aucune arme, provoquant ce décalage entre tradition et modernité, puisqu’il faut bien adapter ces monuments classés à l’exercice contemporain du pouvoir.

Le caprice de Jean-Yves Le Drian

Mieux : le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a ainsi pesté contre son déménagement à Balard, dans le nouvel ensemble qui doit accueillir son ministère dans le XVe arrondissement. Raison invoquée ? Le faste de l’hôtel de Brienne, dans lequel il travaille, sert à convaincre les étrangers désireux de signer des contrats ou des partenariats avec la France… « L’hôtel de Brienne est un lieu emblématique de la République, jaugeait l’entourage du ministre . Les visiteurs sont impressionnés lors qu’ils franchissent son portail. Cela compte lorsque l’on reçoit des officiels, notamment lorsque l’on négocie des contrats d’armement ».

Inauguré par le président de la République le 5 novembre 2015, la construction de l’Hexagone de Balard a coûté près d’un milliard d’euros ! En creux, c’est aussi une déconnexion manifeste entre le peuple et ses élus qui se fait jour dans ce genre de polémiques. Quand la France se sert la ceinture, Le Drian veut continuer à goûter au prestige de la République.

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Bain de soleil devant le Reichstag ((c) Stringer Germany/Reuters)

En Allemagne, “adapter les lieux à une pratique plus moderne du pouvoir”

“En Allemagne, le Reichstag est près de l’ancien mur de séparation mais, surtout, avait été pilonné par les bombardements russes. Il a été restauré, rénové et modernisé très récemment entre les années 1997 et 1999”, indique Jean-Yves Andrieux. Construit à la fin du XIXe siècle par l’architecte Paul Wallot, le Reichstag est situé près de la porte de Brandebourg. Il ne provoqua guère d’enthousiasme à ses débuts, l’empereur Guillaume II ne souhaitant pas que celui-ci puisse surclasser le château de Berlin. Encore une question de symbole…

Dans son histoire tourmentée (les nazis profiteront de son incendie dans la nuit du 27 au 28 février 1933 pour emprisonner leurs opposants), le palais du Reichstag n’accueillera pas seulement les institutions de la République fédérale, mais aussi celles de l’Empire allemand, jusqu’en 1918, ainsi que celles de la République de Weimar puis du Troisième Reich.

Détruit en 1945, sa reconstruction a lieu entre 1961 et 1973, sans sa coupole initiale, complètement détruite. Partis à Bonn, les députés reviendront siéger au Reichstag en 1990, après la réunification. “C’est l’architecte anglais Norman Foster qui a piloté ces travaux dans les années 60 d’une façon à se raccrocher à l’histoire, mais aussi à adapter les lieux à une pratique plus moderne du pouvoir”, explique Andrieux. “La disposition des lieux fait que le public est considéré comme plus important que les parlementaires. C’est pareil au Parlement de Cardiff, au Pays de Galles : le public est au-dessus des parlementaires. On voit les députés à travers une verrière, comme en Australie également.”

À l’inverse, en France, le président de l’Assemblée est “perché” tout en haut , au-dessus de celui qui prend la parole et en face des députés assis dans l’hémicycle. Tout en bas, au premier rang, le gouvernement trône en rang d’oignons. Alors qu’en Angleterre, à la Chambre des communes , deux bancs se font face avec, au même niveau, majorité et opposition. Conséquence : les débats sont moins cérémonieux. C’est un échange d’égal à égal. Et lorsque le Premier ministre prend la parole, il est au même niveau que ses adversaires. L’opposition, contrairement en France, est loin d’être considérée comme “secondaire”…

Autres temps, aux lieux, autres façons d’exercer le pouvoir. Le Palais de Westminster qui abrite ce parlement était, pourtant, autrefois, une résidence royale… jusqu’au XVIe siècle ! C’est à l’architecte Charles Barry que l’on doit, au XIXe, cette disposition des lieux de style gothique, épaulé alors par Augustus Pugin, qui fut déçu par la symétrie voulue de l’œuvre finale. Il eut d’ailleurs ce mot : « Du pur grec, monsieur. Des détails Tudor sur un corps classique »(!).

Mais il ne faut pas rester sur cet a priori d’un pouvoir français, jacobin, coupé du reste du monde car corseté par son héritage monarchique. Au contraire. “Il y a aussi eu un effort énorme qui a été fait par la IIIe République pour donner au pays des équipements publics dignes d’un fonctionnement démocratique moderne”, ajoute Jean-Yves Andrieux. “Toutes les constructions publiques comme les mairies, les préfectures, assez souvent liées aux écoles, constituent un réseau particulier à la France. Vous savez que vous êtes en France quand vous arrivez devant la mairie : vous avez un perron, une horloge… Il n’y a pas d’équivalent dans les autres pays. Dans un village anglais, il n’y a pas de mairie. Le pouvoir local s’exerce différemment. Il s’agissait de donner les outils d’une vie démocratique moderne dans tout le territoire.”

En Espagne, les députés déménagent pour plus de prestige

Contrairement au Palais Bourbon et au Reichstag, le Palais du Congrès des députés espagnols, à Madrid, a été spécialement conçu pour abriter le travail des parlementaires. D’abord installés au couvent du Saint-Esprit, les députés choisissent, en 1837, de déménager. Raison invoquée : le prestige des lieux n’est pas suffisant, dans une monarchie parlementaire sensible aux symboles. C’est donc en 1843 qu’Isabelle II, souveraine de l’époque, décide de débuter la construction du Congrès des députés, situé place des Cortes, et dans lequel siègent aujourd’hui 350 membres élus tous les quatre ans au suffrage universel direct. Il est gardé par deux statues de lions en bronze sculptées par Ponciano Ponzano y Gascón, comme pour annoncer la grandeur et la majesté de ces lieux.

En Italie, le Palais Montecitorio porte, lui, les stigmates de l’histoire. En plein centre historique de Rome, il accueille au départ les Ludovisi, qui ne sont autres que des cardinaux. Ce n’est qu’en 1871 avec l’achèvement de l’unification du pays que le palais devient le siège de la Chambre des députés.

Pour tous ces palais, les matériaux sont toujours nobles. De la vieille pierre qui symbolise presque, matériellement, la continuité d’un pouvoir, malgré les algarades qui peuvent se dérouler à l’intérieur de ces lieux au contraire des institutions plus récentes comme la Commission européenne ou le Parlement européen à Bruxelles, elles, sont un dédale de métal et de verre semblables aux gratte-ciels lumineux qui abritent les sièges sociaux monumentaux de Seattle, Shanghai ou São Paulo. Dans ces vieux parlements, on n’y entre pas comme dans un moulin, mais avec une forme de respect, de courtoisie, de dignité même. “L’action des autorités se donne presque toujours à voir, dans l’espace, comme une magnification symbolique de l’autorité elle-même”, considère Jérôme Monnet, professeur d’aménagement et urbanisme à l’Université Paris-Est, dans La Symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité.

Les cérémoniaux filmés à la télévision y sont aussi pour quelque chose. La Maison Blanche, certainement le lieu de pouvoir le plus connu au monde, grâce également aux séries qui lui sont consacrées, a ceci de particulier qu’elle a été renovée dans les années 40 pour remplacer le bois d’origine par du béton et des poutres métalliques, dans un souci d’efficacité et de sécurité. Les deux ailes Est et Ouest ont été rajoutées au début du XXe siècle, pour y accueillir plusieurs centaines de bureaux, or ce sont précisément elles qui concentrent le pouvoir et la symbolique des lieux.

En France, lorsqu’on observe les questions au gouvernement, on est embarqué comme dans une série télé. Des séries qui ont d’ailleurs largement popularisé les images du pouvoir américain. À la Maison Blanche et Scandal offrent par exemple aux spectateurs deux visions différentes du président et de ses conseillers. Dans la première, – dont le titre en version originale indique que l’on se plonge dans l’aile ouest de la Maison Blanche (The West Wing), celle précisément où sont installés le président des Etats-Unis et ses plus proches collaborateurs –, les personnages marchent continuellement dans de vastes couloirs. Les portes s’ouvrent toutes seules. Et tout le monde porte des badges. On suit alors clairement l’équipe du président, ses doutes, ses conseils, leur façon d’exercer une influence sur un président démocrate joué par Martin Sheen qui leur échappe continuellement. Et qui, à la fin, a toujours raison.

Dans Scandal, le spectateur est très souvent dans le bureau ovale où le président, cette fois, est très souvent seul, isolé, esseulé, rejoint quelques fois par des conseillers qui se frottent à ses humeurs. Sa femme, elle, ouvre également la porte des appartements privés, chose qu’on ne voyait que rarement dans The West Wing. A chaque fois, la scénarisation des lieux est importante. Et elle joue dans la façon dont s’exerce le pouvoir. C’est une série qui montre la politique de façon spectaculaire et dans laquelle la fiction romantique du pouvoir remplace le cérémonial pompeux. En France, la série Baron Noir se concentre surtout sur la beauté du port de Dunkerque, où le personnage principal est élu député. Une différence de culture, certainement ?

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/04/0...

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