Denis Robert : Pour Jérôme Kerviel

, par  Denis Robert , popularité : 1%

Charles Platiau/Reuters

Les jours passent et je culpabilise. Je n’ai toujours pas gratté mon texte pour Jérôme Kerviel. Pourtant, je sais par son avocat, depuis deux semaines, que la Cour de cassation a accéléré son calendrier d’audience pour le faire passer ce 13 février.

L’enjeu, ce sont les trois ans de prison ferme qui pendent au nez de l’ancien trader. Le procureur général a déjà dit qu’il s’opposait à toute cassation. Il y a donc une forte probabilité que Jérôme (j’ai appris à l’appeler par son prénom dans la vraie vie) retourne en prison. Et ça le fait flipper. Et on le comprend. Que le jeune trader de la Société générale (SG) ait déconné, enfreint la loi, cherché à cacher ses opérations pourries, multiplié les mensonges pour se sortir du piège qu’il sentait se refermer sur lui, on le sait. On le comprend.

Cette attitude mérite peut-être une amende, voire une peine de prison avec sursis, mais pas pour abus de confiance, le délit qui lui est reproché. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Il s’agit de lui coller trois ans ferme, de lui demander de payer près de 5 milliards d’euros. Et surtout de blanchir la banque de toute infraction.Là, on coince. Je coince. Et je voudrais rapidement vous dire ici pourquoi.

Nouveaux éléments

J’ai interrogé longuement Jérôme Kerviel en décembre 2013. Les Inrocks en ont fait un long article et la couverture du journal. L’article chutait sur ces lignes que je reprends à mon compte deux mois plus tard : “L’affaire Kerviel n’est pas close puisque des procédures restent en cours. Le but n’est pas de croire ou de ne pas croire ce que nous dit l’ancien trader mais de comprendre si la vérité judiciaire, bancaire et politique qui nous est servie depuis cinq années est conforme à la réalité.”

Après cet entretien et la lecture d’une partie du dossier, j’avais un sérieux doute. Depuis, de nouveaux éléments sont apparus. Des témoins que la cour d’appel n’a pas souhaité entendre, une manipulation dénoncée par Kerviel du verbatim sur lequel s’est reposée une partie de l’accusation. Il y avait aussi l’incroyable cadeau fiscal que Christine Lagarde, alors ministre du Budget, a fait en 2008 à la SG au prétexte qu’elle avait été arnaquée alors que Kerviel n’était pas encore jugé. Le jeune trader a, à l’évidence, servi de multiples intérêts.

L’élément le plus tangible, à mes yeux, était et reste que les positions énormes prises par 2A (le code de Kerviel comme trader) en janvier 2008 – 50 milliards d’euros – représentaient des volumes de vente si importants (en rapport aux mille autres traders de la banque) qu’il semble incroyable que les systèmes de contrôle de la SG ne les aient pas détectées. Nous avions laissé une adresse mail à la fin de l’article* et de nombreux témoignages et documents sont venus renforcer nos convictions.

La fabrication d’un coupable

Le dossier “Kerviel” ne tient debout qu’à partir du moment où la banque ignorait ses prises de positions spéculatives. Or, il nous semble très envisageable aujourd’hui de démontrer que la banque ne pouvait pas ne pas savoir. Si ce point est démontré, l’abus de confiance ne tient plus de la même façon. Et Kerviel pourrait, devrait être rejugé. C’est notre conviction profonde. Nous ne pouvons accepter la fabrication sur mesure d’un coupable.

Nous avons aujourd’hui le témoignage de Philippe Houbé (contrôleur de la filiale de la SG qui tient le rôle de broker). Il indique noir sur blanc qu’en application des contrôles en place en 2007, il est impossible que la SG n’ait pas vu passer les opérations de Jérôme. Il indique aussi que “tout le monde” à la Fimat (société de courtage, filiale de la SG à 100 % à l’époque des faits) savait ce que faisait Jérôme, sans que personne n’ait donné suite. Nous avons le témoignage de Sylvain Passemar (en charge de la sécurité informatique au sein de la Fimat) qui a remonté des rapports d’anomalies sur les volumes traités par Jérôme à sa hiérarchie, comparant son travail à celui d’un guichetier d’autoroute, il dit :

“Quand Kerviel a commencé à faire ses opérations, il a transformé mon péage de départementale en péage de Saint-Arnoult un 14 juillet et 15 août réunis.”

Pas de suite. Nous avons l’absence d’expertise sur la réalité de la perte (il suffirait d’avoir le document de travail de la SG ou l’arrêté comptable semestriel de juin 2007). Soit on voit les opérations en comptabilité et il n’y a pas d’“affaire Kerviel”, soit elles n’y figurent pas et les comptes de la SG sont faux. Sans suite. Nous avons la preuve sur PV à la brigade financière de Paris de l’effacement de quantité de mails liés à l’affaire. Classement sans aucune suite du parquet qui ne nomme pas non plus de juge d’instruction à la suite de la constitution de partie civile de Kerviel. Tous les mails de l’affaire sont sauvegardés à Chicago, dans un système informatique sécurisé nommé Zantaz. Il aurait suffi ou il suffit encore d’une commission rogatoire pour faire la lumière sur l’ensemble de l’affaire puisque cette sauvegarde, en application du droit bancaire, est consultable de Paris. Demande refusée.

Le prix du silence ?

Tous les collègues et supérieurs hiérarchiques de Jérôme Kerviel ont été licenciés par la SG pour faute grave, avec un protocole leur allouant sept ans de salaires à titre transactionnel. Quand certains d’entre eux ont été interrogés lors du procès en appel, ils ont indiqué que la crainte de perdre leurs indemnités les empêchait de dire ce qu’ils savaient. Sans suite. Eric Cordelle, le chef de Jérôme, licencié pour faute grave également, poursuivait la Société générale aux prud’hommes. Il a mis sa procédure en suspens lors du premier procès en 2010, réintroduit ses demandes après avoir témoigné en faveur de la Générale puis s’est désisté après la condamnation en appel. Une lettre anonyme figure au dossier. Elle fait état d’une transaction et fixe un montant conséquent (1 million d’euros). Prix du silence ? Sans suite.

Une grande part des accusations contre Jérôme repose sur un enregistrement audio réalisé au lendemain de la découverte de la fraude dans une salle de réunion de la banque. Cette bande a été retranscrite par les soins de la SG. Il est avéré que toute la bande n’a pas été retranscrite et que des coupes ont été opérées. Sans suite. La Société générale indique découvrir le système des opérations fictives – à la base de la manip Kerviel – en janvier 2008 alors que la défense du trader établit sur pièces que le même type de “fraude” a été pratiqué (et couvert) en… 1997. Sans suite.

La Société générale a débouclé (revente des positions attribuées à Kerviel – ndlr) la situation au moyen d’opérations fictives de même nature que celles qui sont reprochées à Jérôme Kerviel. Cela signifie que les pertes estimées à 4,9 milliards d’euros sont le fruit d’un résultat construit. Donc littéralement faux. A aucun moment, les enquêteurs ne font le lien entre ce montant faramineux et la crise des subprimes qui secouait le paysage bancaire au même moment. Sans suite.

Nous avons le témoignage d’un trader de la Société générale à l’étranger (source Mediapart, 8 octobre 2013), qui indique que “nous savions tous ce que faisait JK et qui il était”. Sans suite.

Nous avions la perspective d’un débat intéressant aux prud’hommes où Jérôme Kerviel attaquait son employeur pour licenciement abusif. Cette audience problématique pour la SG interviendra très probablement après la décision de la Cour de cassation. Cette réciprocité de date et le fait que la décision tombe en pleine période électorale (les municipales) posent un problème de sérénité des débats.

Pour toutes ces raisons, je demande, nous demandons, à la garde des Sceaux, madame Taubira, une attention très particulière sur ce dossier. Pas une intervention arbitraire. Non. Rien que du bon sens. Jérôme Kerviel – et au-delà, les citoyens de ce pays et l’idéal que nous nous faisons de la justice – mérite mieux que ce qui se prépare. En douce et dans la précipitation.

* Informations et témoignages peuvent toujours nous être adressés à dr@inrocks.com

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2014/02/1...

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