Goldman Sachs : dans les rouages du capitalisme sauvage

, par  Jean-Marie Durand , popularité : 2%

Au mot-clé de notre époque, “finance”, s’arrime désormais, par nécessité objective, l’adjectif “folle”. Comme si la démence, la pathologie, l’irresponsabilité, voire la cruauté, avaient définitivement absorbé la logique des marchés. “L’adversaire, c’est la finance”, déclamait François Hollande durant sa campagne, traduisant une pensée largement répandue parmi les peuples indignés par le règne de “l’argent sans foi ni loi”, que dénoncent les Pinçon-Charlot dans leur nouvel essai éponyme (Textuel).

Étrangement, la finance, débridée dès les années 80 à la faveur du tournant néolibéral, explosant il y a cinq ans avec la crise des subprimes, reste une abstraction. Il est en effet difficile pour le quidam de saisir la complexité des mécanismes de circulation de l’argent dans la nébuleuse d’un capitalisme finalement moins à l’agonie qu’on aurait pu l’imaginer. Cette abstraction a pourtant un espace – les places boursières -, un temps – celui des transactions accélérées depuis le début des années 2000 -, des icônes et boucs émissaires – traders, banquiers -, des victimes – 99 % des peuples… Or plus que tout autre, Goldman Sachs incarne cette dérive de la finance. Cette banque d’investissement créée en 1869 à New York, devenue à la fin des années 90 le symbole de la prospérité du vice, n’a pourtant “ni enseigne, ni agences, ni visages”, comme le soulignent Marc Roche et Jérôme Fritel dans leur documentaire. Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde s’inspire du livre du premier (correspondant du Monde à la City de Londres), La Banque, paru en 2010 (Albin Michel).

Pourquoi Goldman Sachs plutôt qu’un autre établissement de Wall Street ? Parce qu’elle est “plus qu’une banque” : un “empire”, riche de 700 milliards d’euros d’actifs, soit deux fois le budget de la France. Parce qu’elle est aussi la plus retorse et la plus secrète d’entre toutes. “Tout au long de ma vie professionnelle de chroniqueur financier, explique Marc Roche, je me suis heurté au nom de Goldman Sachs : dans les fusions-acquisitions, le négoce des matières premières ou la gestion de patrimoine.” Constatant qu’elle échappait aux regards extérieurs, curieux de ses modes de fonctionnement, il décida de s’y intéresser et mit au jour l’omerta qui règne au sein de la banque. Parmi les victimes des coups tordus de Goldman Sachs, il y a ses propres clients. “Make money” est le seul précepte qui compte et tous les moyens sont bons pour y parvenir.

Un acteur central de la crise

“Même si ce n’est pas la mafia, j’ai eu l’impression de faire un film sur une société secrète”, reconnaît Marc Roche. Selon lui, c’est en 1999, avec l’entrée en Bourse de la banque, que tout a changé. “La banque a alors basculé dans la prise de risque et la course au gain à tout prix en mettant l’accent sur le négoce, très profitable.” Depuis des décennies, les banquiers de Goldman Sachs, perçus comme les “seigneurs de la finance mondiale”, restaient la “référence absolue” de la profession, respectés de tous, précise un expert de Wall Street, William Cohan, auteur du best-seller Money and Power. How Goldman Sachs Came to Rule the World.Mais la foi de ces “moines banquiers” a été pervertie par l’apparition de nouveaux traders obsédés par les bonus, déconnectés de toute moralité, capables de spéculer en direct pendant les attentats du 11 Septembre sur les cours de compagnies d’aviation, comme le rappelle une ancienne de Goldman, écoeurée par le cynisme de ses ex-collègues.

L’enquête, longue, fouillée, solidement mise en images par le journaliste de Capa Jérôme Fritel, révèle les points aveugles que Goldman Sachs aurait aimé soustraire au jugement des citoyens atterrés par sa nocive désinvolture. Ses dirigeants ont d’ailleurs refusé de collaborer au film, “ce qui peut donner le sentiment qu’il s’agit d’un documentaire à charge”, reconnaît Marc Roche. Pas forcément un problème : bien qu’à charge, le film fourmille d’indices, d’éclaircissements, d’analyses pédagogiques, permettant de mieux comprendre les enjeux de la crise actuelle.

Une crise dont Goldman Sachs est un acteur central, aussi bien dans ses causes que dans ses effets, dans ses prémices que dans ses lendemains qui déchantent. Aux avant-postes des aléas de l’économie financière dérégulée, elle a abîmé sa réputation en abusant de son pouvoir, que plus personne ne contrôle, pas même les gouvernements qui ont abdiqué face à sa puissance. Pour Marc Roche, “la créature a échappé à son créateur.” Les indices de ce triomphe de la cupidité qu’aucun principe ne vient ébranler s’accumulent.

La firme surprotégée par ses réseaux

L’enquête retrace les étapes de la dérive depuis le milieu des années 1990, moment clé où les mathématiciens débarquent à Wall Street et “transforment le monde en équation” en inventant des modèles, dont les Pinçon-Charlot soulignent qu’ils ne sont jamais “éthiquement neutres”. Exemple : le scandale Abacus en 2007. Les dirigeants de Goldman Sachs avaient prévu ce qu’ils appelaient entre eux le “casse du siècle” : la banque vend des créances immobilières toxiques transformées en produits financiers certifiés AAA à des clients qui ignorent que, dans leur dos, elle spécule à la baisse sur ces créances. Résultat, la valeur des titres s’effondre, et six mois plus tard les clients perdent tous leurs investissements. La firme, elle, engrange d’énormes bénéfices ! Derrière cette entourloupe se cache un cerveau reptilien et centralien, celui du mathématicien français Fabrice Tourre, prototype du trader arrogant, poursuivi par la justice et défendu par les avocats de Goldman Sachs.

Un procès qui ne semble pas inquiéter la banque, protégée par ses réseaux. Car, et c’est le coeur du documentaire, elle a infiltré tout l’appareil politique et administratif américain. Elle forme “un État dans l’État”, une sorte de “pieuvre” au centre de la machine du pouvoir. Les banquiers déploient leurs tentacules, font sauter les frontières séparant la finance de la politique, l’une servant l’autre et réciproquement. Ainsi l’ancien pdg de Goldman Sachs, Henry Paulson, qui avait piloté l’entrée en Bourse de la banque, est devenu secrétaire au Trésor de George Bush en 2006 en empochant 350 millions d’euros non imposables après avoir vendu ses actions. En 2008, il coule Lehman Brothers, concurrent de Goldman Sachs, sauve l’assureur AIG de la faillite et permet à sa banque d’origine d’afficher fin 2008, en pleine crise financière, des bénéfices gigantesques.

Même Barack Obama, arrivé au pouvoir, échoue à refonder les règles du marché bancaire, contrôlé par plus forts que lui : les hommes de Goldman Sachs. Un pouvoir intact, déjà perçu en 2010 dans le documentaire de Charles Ferguson Inside Job. Aujourd’hui, à la Maison Blanche, plusieurs anciens de Goldman Sachs occupent des postes décisifs – Robert Rubin, Mark Patterson, Robert Hormats… Au sommet de cette oligarchie trône le pdg Lloyd Blankfein, autoproclamé “maître du monde”, élu homme de l’année 2009 par le Financial Times, qui osait affirmer : “Je ne suis qu’un banquier qui fait le travail de Dieu.” Si la religion a toujours irrigué l’esprit du capitalisme (cf. Max Weber), jamais la vocation mystique, ou plutôt la mystification, d’un banquier n’était allée aussi loin.

Le rôle, ambigu, malsain, secret, qu’a joué Goldman Sachs dans l’épisode de la dette grecque et de la crise européenne l’illustre assez bien. Marc Roche et Jérôme Fritel rappellent que Goldman Sachs a, dès le début des années 2000, au moment où la Grèce entrait dans la zone euro, aidé l’État hellène à trafiquer ses comptes. La banque a prêté à des taux d’intérêt plus élevés que ceux des marchés, sans prendre aucun risque et s’est assurée en même temps contre un défaut de paiement de la Grèce (un “swap” dont les responsables grecs n’ont pas mesuré les dangers). Cette transaction secrète, visant à réduire la dette (alors qu’elle l’a alourdie : la dette contractée par la Grèce auprès de la banque a bondi de 2,8 milliards à 5,1 milliards), a permis à Goldman Sachs de gagner 600 millions d’euros.

La pieuvre Goldman Sachs

Que savait l’Europe de ce tour de passe-passe, s’interrogent les auteurs ? En spéculant sur la dette grecque, en attaquant l’euro en pleine crise européenne, Goldman Sachs n’a t-elle pas “franchi la ligne jaune éthique”, insistent-ils ? Ces questions nourrissent aujourd’hui encore les réflexions sur la sortie de la crise. Le sauvetage de la monnaie unique ne se heurte-t-il pas en partie à cette domination secrète de banquiers gourous, que l’on retrouve, y compris en Europe, aux postes clés : Mario Monti, président du Conseil italien, ou Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE), sont des anciens de Goldman Sachs. Que savaient-ils des pratiques de la banque dans ses négociations avec la Grèce ? Une question que le député européen Vert Pascal Canfin, devenu depuis ministre délégué au Développement, pose ouvertement à Draghi, sans obtenir de réponse. Gêne partagée par Jean-Claude Trichet, son prédécesseur à la BCE, qui ne répond pas non plus à la question posée par Marc Roche sur les réseaux de Goldman Sachs et le poids des lobbyistes à Bruxelles.

Le documentaire pose cette question éminemment politique : comment neutraliser, au nom du contrôle démocratique, la puissance de cette oligarchie politicofinancière ? Les empêcheurs de spéculer en rond peuvent-ils faire contrepoids ? Si Goldman Sachs est souvent comparé à une pieuvre, image fétiche des conspirationnistes, c’est qu’elle opère en toute opacité.

Bien sûr, souligne Marc Roche, l’omerta s’est un peu fissurée ces derniers mois à la faveur de témoignages d’anciens salariés dénonçant les pratiques de la banque (comme la tribune de Greg Smith dans le New York Times en mars). Quelques nouvelles règles de transparence changent aussi un peu la donne. Mais l’actualité nous rappelle que nous n’en avons pas fini avec la finance folle : cet été, le scandale du Libor a mis sur la sellette sept banques, dont JP Morgan Chase, UBS, HSBC et Barclays, soupçonnées de manipulation de taux d’intérêt. Cependant Goldman Sachs échappe toujours aux poursuites judiciaires : les autorités fédérales américaines ont annoncé le 9 août qu’elles avaient clos les enquêtes menées sur la banque, notamment celles sur le marché hypothécaire immobilier… Ainsi, à la folie financière, personne n’oppose la raison judiciaire. Le vice prospère, la cupidité triomphe, Goldman Sachs roule toujours sur l’or.

Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde, documentaire de Jérôme Fritel et Marc Roche, mardi 4 septembre, 20 h 50, sur Arte.
A voir
arte.tv/goldman-sachs, des vidéos sur La Firme

A lire La Banque de Marc Roche (Albin Michel, 2010)

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2012/09/0...

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