“L’argent circule dans toute relation sexuelle”

, par  Camille Jourdan , popularité : 1%
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Scène du film "Paradis : Amour". Photo Peter Kazungu (c) Happiness Distribution

Les maisons closes de Bolivie, les clubs libertins de Paris, les femmes européennes qui tombent amoureuses de Bédouins au fin fond du Sahara, les “noces de papiers”… L’échange économico-sexuel, écrit sous la direction de Christophe Broqua et Catherine Deschamps, explore à travers le monde des formes variées de rapports sexuels.

A partir d’enquêtes de terrain, une douzaine de chercheurs décrivent les relations diverses qui existent entre sexe et argent, ou plus globalement entre relations sexuelles et compensation économique ou sociale. On y croise des femmes blanches relativement âgées qui se “paient” l’affection de jeunes Noirs, des prostituées en Bolivie, des homosexuels au Maroc, ou des hommes qui refusent de payer quoi que ce soit pour parvenir à avoir des relations sexuelles avec une femme. Autant d’exemples qui très souvent font référence au premier texte de ce livre, celui de Paola Tabet. Cette anthropologue italienne a développé la théorie du “continuum dans l’échange économico-sexuel” ; selon elle, pour toute relation sexuelle, il existe une compensation économique. Et cela va de la prostitution… au mariage. Une approche qui trouve écho dans de nombreuses pratiques à travers le monde, comme ont pu le constater Christophe Broqua et Catherine Deschamps.

Pourquoi avez-vous souhaité aborder ces questions de liens entre sexe et argent ?

Christophe Broqua. J’ai beaucoup travaillé sur les milieux homosexuels au Mali, et cette thématique des “transactions sexuelles” s’est en quelque sorte imposée à moi : en Afrique, la place de l’argent est centrale dans les rapports sexuels, et dans les relations sociales plus généralement.

Catherine Deschamps. Pour ma part, j’ai fait pas mal de recherches sur la prostitution de rue. J’étais agacée de voir à quel point on pouvait isoler la prostitution dans les débats. C’est comme s’il y avait d’un côté la prostitution et de l’autre l’ensemble des autres formes de sexualité. Comme si mettre le focus sur la catégorie “prostitution” permettait par effet miroir de cacher les systèmes d’intérêt qui existent dans les relations sexuelles et affectives plus banales. Or dans ces recherches, Paola Tabet inscrit la prostitution dans un “continuum”, qui va en gros de la prostitution au mariage. La prostitution devient alors une forme de sexualité au sein d’autres formes de sexualité. Et comme le remarque Tabet, ainsi que les chercheurs réunis dans le livre, l’argent ou les compensations économiques ne circulent pas que dans la prostitution mais dans toute relation sexuelle.

Les textes de ce livre s’appuient en effet sur les recherches de cette anthropologue italienne, sans pour autant toujours aller exactement dans son sens.

Christophe Broqua. Le point de départ du livre ce sont les enquêtes contemporaines sur les transactions sexuelles, nous ne sommes pas partis des recherches de Tabet. Mais elle a abordé ces thématiques et presque tous les chercheurs se reportaient à ses travaux. Son approche en termes de “continuum de l’échange économico-sexuel” a donc servi de fil rouge mais nous semblait cependant insuffisante et trop restrictive.

Catherine Deschamps. Oui, nous avons en effet voulu marquer un décrochage par rapport à Tabet, car selon elle, ce continuum ne pourrait s’expliquer que par la domination masculine. Or sur le terrain, des chercheurs ont pu voir de nombreuses autres explications et une diversité de rapports de pouvoir dans des directions parfois antagonistes. Tabet s’intéresse à des situations hétérosexuelles où l’homme rétribue la femme en échange d’un service sexuel. Mais l’argent circule aussi entre hommes ou de la femme vers l’homme (comme ces touristes blanches qui tombent amoureuses des “hommes bleus du Sahara” et les couvrent de cadeaux, eux et leur famille). Il existe sans aucun doute des échanges entre femmes, mais il n’y a pas assez de travaux sur le sujet.

N’existe-t-il pas encore une domination de l’homme sur la femme ?

Catherine Deschamps. Il y a toujours des rapports de domination, mais ce n’est pas nécessairement de l’homme sur la femme. D’ailleurs, le genre rentre en jeu rarement seul ; d’autres éléments sont à prendre en compte, comme l’origine sociale, géographique, la “race”… Par exemple, dans les recherches qui montrent les relations entre “vieilles Blanches” et “jeunes Blacks”, ce n’est pas seulement un rapport homme – femme.

Cela semble difficile dans notre société occidentale d’admettre que tout rapport sexuel induit de l’argent.

Christophe Broqua. Oui, car l’idéologie dominante, c’est qu’il n’y a pas d’argent dans les différentes relations affectives. Quels qu’ils soient, les rapports humains et sexuels doivent être gratuits. C’est différent par exemple en Afrique, où le lien entre sexualité et argent est admis. Pourtant, chez nous aussi ces liens existent, c’est juste qu’ils sont beaucoup moins visibles.

Tout rapport serait donc régi par l’argent ou une autre compensation ?

Catherine Deschamps. Oui, ce n’est pas seulement le cas des “autres”. La question mérite d’être posée pour tout le monde. Regardez par exemple lors d’un divorce, toutes les querelles autour de l’argent. Ou un chercheur donnait un autre exemple : lorsqu’un fonctionnaire veut changer de ville ou de région, notamment pour rejoindre une zone très demandée, il va parfois “arranger” un couple avec une collègue pour pouvoir être muté ; de son côté, la collègue pourra trouver dans leur union d’autres formes de compensations. De nombreux exemples existent, y compris dans notre société.

Vous disiez tout à l’heure que la prostitution était, dans les débats, traitée comme une sexualité à part. L’échange économico-sexuel pourrait-il contribuer à avoir une autre vision ?

Catherine Deschamps. Ce livre montre qu’on ne peut pas définir la prostitution par la simple présence d’un lien entre sexe et argent, puisque les différents exemples présentés ici attestent que ce lien existe dans d’autres situations qui ne sont pas considérées comme de la prostitution. Il est donc impossible de catégoriser telle pratique ou telle autre comme “prostitution” ou “sexualité ordinaire” comme s’il y avait un mur étanche. Il y a des porosités, des déplacements, pour une même personne, entre différentes pratiques. On ne peut pas séparer clairement la prostitution d’un côté et les autres rapports de l’autre.

Christophe Broqua. En France, on a tendance à assimiler la prostitution à une situation de traite. Ces femmes seraient sous la domination de quelqu’un et n’auraient plus aucun libre-arbitre. Mais il y a également des femmes et des hommes qui revendiquent faire ce métier, et qui disent que la prostitution ne se réduit pas à cela. Ce n’était pas notre but de parler de la prostitution en tant que telle, mais les prostitué(e)s militant(e)s peuvent très certainement trouver matière en ce livre.

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“L’échange économico-sexuel”, sous la direction de Christophe Broqua et Catherine Deschamps

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/12/3...

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