“La France n’a pas été immunisée contre le fascisme”

, par  David Doucet , popularité : 2%

Carte dʼidentité de Franc-Garde, formation paramilitaire de la Milice française (Musée de la résistance nationale)

Pourquoi le régime de Vichy décide-t-il de créer la milice ? A quels objectifs correspond-elle ?

Les raisons sont stratégiques et politiques. Pendant deux ans, le régime de Vichy a cru que l’armistice assurait encore sa souveraineté. Il disposait d’un territoire sans occupation (la zone libre), d’une petite armée, d’une flotte de guerre, d’un empire. Il était reconnu par de nombreux pays qui, comme les Etats-Unis et l’URSS, envoyaient des ambassadeurs dans sa petite capitale. Tout cela vole en éclat à la suite du débarquement des Américains en Afrique du Nord en novembre 1943. L’Empire se rallie à la nouvelle autorité d’Alger, la zone libre est envahie par les Allemands, l’armée d’armistice est dissoute, la flotte de guerre se saborde à Toulon pour ne pas être saisie par les occupants. Les diplomates français à l’étranger rallient peu à peu les Alliés et, à Vichy, la quarantaine de représentations diplomatiques se réduit aux alliés des l’Allemagne et aux neutres.

Les Allemands ne réduisent pas pour autant leurs exigences vis-à-vis du gouvernement de Vichy. Ils lui demandent de continuer à assurer leur sécurité et de protéger leurs lignes de communication avec l’Allemagne et avec l’Italie. Vichy doit aussi contenir les actions de la Résistance encouragée dans ses espoirs d’une libération du territoire. Le 19 décembre 1942, Hitler le dit de vive voix à Laval, le chef du gouvernement français. Pour ce collaborateur, une proposition allemande est un ordre. La milice est créée en janvier 1943 pour assurer la sécurité des occupants et le maintien de l’ordre.

Le chef du gouvernement a aussi obéi à une motivation politique. Il craint la concurrence des partis collaborateurs de Paris, le RNP de Marcel Déat, le PPF de Jacques Doriot qui ont lancé leurs propres milices et qui dénoncent son “inertie” face aux résistants. Laval crée donc la milice, parti de volontaires ultras, police auxiliaire, organisation paramilitaire avec sa branche armée, la franc-garde. La milice devient une organisation de l’Etat français. Sa mission : le maintien de l’ordre.

Quelles sont les sources d’inspiration structurelle et méthodologique de cette organisation paramilitaire ?

Les modèles sont les S.A. et les S.S. allemands et les faisceaux italiens. Des volontaires s’offrent à participer à la lutte contre les adversaires politiques de l’Etat. Leurs actions rencontreront l’impunité même lorsqu’elles vont jusqu’au crime. Les miliciens fournissent une force politique qui offre des cadres. Ils se glissent dans les administrations, cherchent à contrôler la société. Laval croyait garder la maîtrise de la milice mais c’était compter sans le dynamisme propre à toute organisation et sans la protection que les Allemands offriront à ses chefs qui obtiennent d’eux les armes que Laval leur refusait.

La milice est à la fois de son temps (les totalitarisme du XX° siècle) et du passé, une résurgence de la contre-révolution et de la terreur blanche de 1815. A la veille de la guerre, de nombreux chefs miliciens ont fait leurs armes dans la Cagoule (le CSAR), organisation secrète créée contre le Front populaire. Ils y ont appris la violence allant jusqu’au crime d’antifascistes italiens. A Nice, berceau régional de la milice, le chef Joseph Darnand et ses amis ont appartenu alors à une des branches de la Cagoule, “Les chevaliers du glaive”. L’idéologie de défense religieuse est renforcée par l’antisémitisme et un anticommunisme célébrant la lutte à mort de l’Europe contre les barbares soviétiques.

Quelles étaient les autres options du régime de Vichy pour assurer sa souveraineté ?

Dès lors que le maréchal Pétain ne s’était pas envolé pour Alger en novembre 1942, les débris de souveraineté se racornissaient de jour en jour. Pourtant, il entendait se maintenir avec, chez Laval, l’espoir d’une paix de compromis où la France aurait joué les intermédiaires et en aurait tiré un rétablissement de puissance. Cet homme avait des illusions !

L’administration qui avait constitué jusque-là la grande force de Vichy conservait une façade derrière laquelle les fonctionnaires pratiquaient le double-jeu, guettant, dans le “noyautage des administrations publiques” une possibilité de s’en sortir. Le cas de la justice est révélateur. Même les magistrats siégeant dans les fameuses sections spéciales qui jugeaient résistants et opposants politiques en viennent à déclarer qu’ils ne condamneront plus personne. C’est qu’ils sont terrorisés par les assassinats de magistrats par la Résistance, plus ou moins annoncés par l’envoi de petits cercueils à domicile ; les procureurs généraux qui font état de cette menace de grève (totalement ignorée par l’histoire) demandent à Laval de leur substituer des cours martiales de miliciens. L’appareil d’Etat ne réagit plus à l’impulsion du gouvernement.

Le film Lacombe Lucien a contribué à donner la vision d’une milice issue des bas fonds. Cela correspond-il à la réalité ?

C’est en effet l’image que les Français en gardent. Elle est partielle et on se tromperait lourdement sur ce que fut la milice si on s’en contentait. Une autre réalité sociologique surgit de l’examen des archives, en particulier des listes départementales et des procès d’épuration.

A côté des “Lacombe Lucien” attirés par la violence, l’exemption du STO, le profit, parfois une revanche sociale , la milice recrute dans les classes moyennes françaises : commerçants, professions libérales, employés, cadres du public (pas mal d’anciens officiers d’active et de réserve dont les compétences sont recherchées pour la franc-garde. On trouve des rejetons de la vieille noblesse militaire et des hobereaux nombreux dans le sud-ouest. Les cadres du mouvement sont des notables et Joseph Darnand est intellectuellement dépendant de son entourage de professeurs de l’enseignement secondaire. On remarque la présence de femmes (environ 8% des effectifs). L’idéologie a constitué le ciment nécessaire pour que notables et marginaux travaillent de concert.

La milice est-elle responsable de la transformation du régime de Vichy en État meurtrier ?

La milice est le bras exécutif de l’État français. La peur de perdre le pouvoir fait accepter aux dirigeants de Vichy les pires exactions de la milice qui se charge de tout ce que d’autres répugnent à commettre mais qu’ils acceptent pour rester aux affaires. Le pouvoir s’inquiète des actions de la Résistance, surtout lorsqu’elle est dirigée par des officiers comme dans le maquis des Glières en Haute-Savoie. Il panique devant les mutineries dans les prisons. L’assassinat de Français à l’issue de beuveries, au cours de représailles ou même sans raison, est rarement réprimé (il y a eu quelques miliciens fusillés sur ordre de Darnand). Les assassins de Maurice Sarraut, le directeur de La Dépêche de Toulouse, sont relâchés, ceux de Georges Mandel ne sont finalement pas inquiétés. Le meurtre devient pour l’État français un moyen d’imposer sa propre survie.

Sous l’occupation, quelle opinion la société française avait-elle de la milice ?

Au début, la milice n’est pas armée. Certains Français, effrayés par l’insécurité qui règne dans leur région, en attendent le rétablissement de l’ordre. On voit même des parents et des curés pousser des adolescents à adhérer à une organisation qui offre situation, profits et pouvoir social. Et puis une escalade se produit. Les délations sont encouragées, la population est mise en surveillance, Des vols accompagnent les visites domiciliaires. Des enlèvements se produisent. Des fonctionnaires de ministère sont molestés à Vichy pour ne pas avoir cédé le trottoir à des miliciens. Enfin, après le débarquement de juin 1944, des tueries locales se déclenchent (en particulier en Bretagne) et culminent en août dans les régions d’où les miliciens n’ont pu partir. La haine des Français contre la milice est devenue générale. Elle se traduit par des exécutions sommaires au cours de la Libération et par des condamnations à mort au cours de l’épuration judiciaire. Lorsqu’est accordée une grâce la population envahit les prisons pour tuer les condamnés graciés.

La violence et les innombrables crimes comme ceux de Georges Mandel ou de Victor Basch perpétrés par la milice relèvent-ils davantage de la pression de l’occupant allemand ou d’une décision autonome ?

La milice revendiquait une action autonome. Ainsi se défendait-elle des crimes de Mâcon et de Rillieux en juillet 1944 en invoquant des représailles pour l’assassinat par des résistants du ministre milicien, Philippe Henriot. Mais quand Joseph Lécussan assassine les époux Basch, il agit en fonction d’une décision commune avec le lieutenant allemand Moritz. L’assassinat de Georges Mandel est révélateur d’une milice exécutant les basses œuvres des Allemands. Mandel, otage renvoyé par les Allemands en France, est tué par des miliciens qui le convoyaient de Paris à Vichy. Ils ont assassiné l’homme politique pour complaire aux nazis et signifier, de leur part, à Pierre Laval , tenté de “retourner sa veste” que son sort est lié à celui du Reich. Ils obéissent aux mêmes motifs en assassinat les hommes politiques républicains Jean Zay et Maurice Sarraut. Étonnante est la psychologie des miliciens qui ne se sentent plus Français mais “Européens”. Ils se voient, comme les Allemands, en rempart contre la barbarie soviétique.

Pensez-vous comme l’historien israélien Zeev Sternhell que la France n’a pas été immunisée contre le fascisme ?

Une vive polémique a opposé les historiens français qui voyaient la France des années trente immunisée contre le fascisme grâce à sa culture républicaine et Sternhell qui pensait qu’elle y avait cédé. L’histoire de la milice prouve qu’elle ne l’était pas. Il a bien existé un fascisme français. Ses sources sont repérables dans l’émergence de la Cagoule, qui constitue une mutation de l’extrême droite française convaincue de ce que le meurtre est nécessaire dans l’action politique. Nombre de dirigeants de la milice ont eu cette expérience de la Cagoule et ont constitué alors des réseaux qu’ils réveillent en 1943.

La milice est fasciste par sa volonté de conquérir le pouvoir, par sa doctrine, par sa volonté d’attirer des couches sociales diverses, par ses pratiques. La chance de la France a tenu à une Libération précoce et rapide. Je n’ose imaginer ce que serait devenu ce pays si l’occupation avait duré jusqu’en avril 1945.

Recueilli par David Doucet

La milice française, Michele Cointet, Fayard, 2013.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2013/09/1...

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