Laurent Bon, l’homme qui a réinventé Canal +

, par  David Doucet , popularité : 2%
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Photomontage d’après une photo de plateau de Canal +

Lorsque vous tapez le nom de Laurent Bon dans Google, les premières images qui apparaissent sont celles de son quasi homonyme, directeur du musée Picasso. Le producteur de Canal+ veille à rester dans l’ombre. Le service de com’ de la chaîne assure qu’” il n’existe aucune photo de lui”. Malgré nos sollicitations, Laurent Bon n’a pas souhaité témoigner, avec beaucoup d’élégance. Fuyant les mondanités, l’homme qui a successivement conceptualisé Le Grand Journal, Le Petit Journal et Le Supplément, préfère qu’on retienne “ses émissions” plutôt que de s’épancher sur son parcours.

Ce culte du secret est soigneusement entretenu par ses proches qui refusent de lâcher des anecdotes personnelles si ce n’est celle sur son amour immodéré de la mayonnaise. Si tout le monde salue l’idée d’un portrait du spin doctor de Canal+, la plupart des gens qui ont travaillé avec lui sont tétanisés à l’idée d’en parler. “C’est sans conteste la personne la plus puissante de la chaîne actuellement”, souffle un journaliste. “C’est l’homme qui a réinventé Canal+, assure l’animateur Mouloud Achour. Avant, tout le monde fantasmait sur le Canal des années 80, il a réussi à incarner le Canal+ d’aujourd’hui.”

L’homme qui a renouvelé l’infotainment

Son influence sur la télé française ne se limite pourtant pas aux émissions stars de la chaîne cryptée. Le Grand Journal a renouvelé l’infotainment – savant dosage d’information et de divertissement popularisé par Thierry Ardisson -, en le rendant plus pop et sarcastique, quand Le Petit Journal puis Le Supplément mettent au jour les ficelles du storytelling politique et médiatique.

“Des journaux télévisés aux émissions telles que Des paroles et des actes, beaucoup de chaînes se sont inspirées de son travail”, remarque Mouloud Achour. Perfectionniste, Laurent Bon soigne ses objets télévisuels comme autant de produits culturels à part entière. Du plateau du Supplément à celui du Petit Journal, l’habillage est chic, réfléchi et travaillé.

“C’est l’un des meilleurs producteurs de télévision. Il a amené une culture de la presse magazine, avec des aplats, des sous-titres apparents, des typos avec de grosses lettres pour illustrer et mieux comprendre l’information. Avant lui, tout était beaucoup plus linéaire”, souligne Rodolphe Belmer, directeur général de Canal+. “Même si son influence est importante, son travail reste invisible et je crois que ça lui convient très bien”, estime son amie Anne Boulay, rédactrice en chef de Vanity Fair.

Des débuts remarqués à Radio France

Pour comprendre le personnage, le plus simple est encore de remonter le temps. Né en 1968, Laurent Bon est originaire d’Avignon. Autodidacte, il commence comme reporter à Radio France Vaucluse à l’âge de 19 ans. “Je l’avais recruté comme pigiste pour présenter des groupes de rock locaux”, se souvient Jean-Robert Nobili. Avec ce quadra, Laurent Bon monte une émission hebdomadaire de talk et réalise ses premiers reportages. Pendant la guerre du Golfe, il arrive à Paris, le coeur léger et le carnet d’adresses plutôt maigre. Il tente sa chance à France Inter et devient chroniqueur à Zappinge, l’émission média de Gilbert Denoyan. “C’était un garçon étonnamment cultivé pour son âge, il avait une plume et un regard différents des autres”, se souvient la réalisatrice Michèle Bedos.

Sur les ondes, Laurent Bon se fait remarquer par sa voix rauque et singulière. Gérard Lefort le recrute dans Passé les bornes, y a plus de limites, l’émission phare d’Inter, pour parler de la masculinité des moins de 30 ans : “Les gens fantasmaient sur sa voix, on recevait des tonnes de demandes en mariage chaque semaine, de filles et de garçons.”

“Sa cuisine était remplie de magazines US”

Bon est également un papivore. Sans cesse à la recherche des tendances de demain, il dévore la presse anglo-saxonne (Esquire, The Face…) au petit déjeuner. On le dit même capable de traverser Paris à 23 heures pour trouver le dernier numéro de Vanity Fair. “Sa cuisine était remplie de magazines US des années 80 et 90″, décrit Anne Boulay. Cette culture de la presse magazine imprègne encore son travail et le plateau du Supplément est inspiré par la charte graphique du GQ américain. A l’époque, dans une lettre adressée au journaliste Léon Mercadet, Laurent Bon raconte à quel point il est fan de Spy – le magazine satirique fondé par Graydon Carter – et de sa rubrique “Naked City”. Coup de chance, Mercadet en prépare l’adaptation française pour Actuel. Il lui ouvre les colonnes du journal.

Laurent Bon se découvre une plume. A la fin de l’année 1992, un papier sur le grunge lui vaut d’être repéré par Isabelle Chazot, rédactrice en chef de 20 ans, le mensuel féminin atypique. “Nous cherchions un chef de rubrique pour lancer des pages société et culture. J’ai senti dans son article une distance ironique et pas cette admiration béate des journaux branchés pour tout nouveau phénomène de mode.”

Rendez-vous est pris dans les bureaux de verre de 20 ans, rue du Colonel-Pierre-Avia, à la lisière d’Issy-les-Moulineaux. “Je garde le souvenir d’un garçon à la voix grave et sérieuse, raconte Chazot. Ni timide ni bluffeur, Laurent ne manifestait aucune flagornerie. Nous avons parlé de ses origines provinciales et j’ai perçu en lui un fond gentil. Il ne m’en fallait pas plus, à l’époque les recrutements se faisaient vite et de façon affective.”

Directeur de magazine à 28 ans

Dans ce journal subversif et très audacieux graphiquement (photos détournées, création de personnages), Laurent Bon apprend comment éditer et mettre en scène l’information. Après une engueulade, il quitte le magazine mais revient par la grande porte en 1995 au poste de rédacteur en chef adjoint. “Laurent Bon s’occupait avec finesse et efficacité des pages les plus stylées du journal faisant un contrepoint un peu chic aux sujets trash et décalés”, relate Chazot. “Il n’avait que 25 ans mais il avait déjà une autorité naturelle, un esprit raisonnable, pondérateur de nos excès”, explique l’écrivain Simon Liberati, plume importante du journal.

Rançon du succès, Laurent Bon est débauché pour devenir directeur de Max en 1996. Au sein de ce magazine de camionneurs qui affiche des pin-up en une, il fait le pari de développer la culture en faisant écrire l’écrivain Didier Lestrade ou le cinéaste Christophe Honoré. “C’est le premier à avoir parlé de pop de manière sérieuse et de choses sérieuses de manière pop”, témoigne Patrick Thévenin, alors journaliste à Max. “C’est un fou de travail, il était toujours le premier arrivé et le dernier parti. S’il prend cinq jours de vacances dans l’année, c’est exceptionnel”, confie un autre.

Laurent Bon veut toujours être dans la tendance avant tout le monde. Le 24 avril 1994, lors de ses premiers pas à la télévision comme chroniqueur sur France 3, Bernard Rapp résume assez bien cet état d’esprit : “Vous, vous êtes un peu le jeune homme dans le vent. Vous savez où vont les jeunes et ce qu’ils ont dans les oreilles.” Les gens qui travaillent avec lui affirment que son talent réside dans ses qualités de prescripteur. “De la même manière qu’il possède toujours un temps d’avance dans ses goûts musicaux et vestimentaires, il souhaite toujours être le premier à défricher un sujet comme il a pu le faire avec le danseur Lil Buck ou Robin Reda, le maire le plus jeune de France”, estime un journaliste.

Il débarque à Canal après le départ de Pierre Lescure

Après quatre ans passés à la tête de Max, Laurent Bon tente sa chance à la télévision. Il contacte Arielle Saracco, croisée à 20 ans et passée à Canal+. “Il m’a dit qu’il avait fait le tour de la presse écrite et qu’il voulait faire de la télé. Je l’ai vivement encouragé à franchir le Rubicon”, confie-t-elle. En 2001, quelques mois après le départ de Pierre Lescure, il débarque donc à Canal+ en devenant producteur de +Clair, l’émission média présentée par Daphné Roulier. “La télé faisait appel aux mêmes réflexes que la presse magazine mais Laurent a rapidement réussi à intégrer le vocabulaire visuel de la télévision en y apportant un regard moderne et fun”, explique Arielle Saracco.

Deux ans plus tard, Marc-Olivier Fogiel lui propose de prendre la rédaction en chef d’On ne peut pas plaire à tout le monde, la grande émission de talk de France 3. Avant de le laisser partir, Arielle Saracco le met en garde : “‘Je comprends que tu aies envie mais tu vas revenir dans pas longtemps.’ Je savais qu’il préférait fabriquer un programme de télévision incisif plutôt qu’un programme sensationnaliste.” Elle vise juste. Rapidement, Laurent Bon s’ennuie. “Il est arrivé dans une émission qui existait déjà et qui ne lui correspondait pas vraiment, il avait besoin de créer”, se souvient Ariane Massenet, coanimatrice de l’émission. “J’ai senti qu’il voulait apprendre l’idée d’un talkshow pour ensuite lui-même pouvoir en faire”, estime pour sa part Fogiel.

Du Grand au Petit Journal

L’occasion ne tarde pas à se présenter. Canal+ cherche l’émission de talk qui réussira à faire oublier Nulle part ailleurs. A la rentrée 2004, Arielle Saracco rappelle son fils prodigue et lui propose de travailler sur Le Grand Journal. Dans le bureau de KM Production, rue Cauchy dans le XVe, Laurent Bon se joint à Renaud Le Van Kim et Michel Denisot pour dessiner les contours de la future émission vitrine de la chaîne. “Laurent a tout de suite apporté à l’émission sa culture magazine avec des angles et des magnétos dynamiques comme Le Petit Journal”, précise Saracco. “Laurent est arrivé en cours de route mais il s’est battu pour diminuer le nombre de chroniqueurs et pour enlever les marionnettes 3D ridicules qui accompagnaient Denisot au début”, confie un proche.

Dans un paysage médiatique français un peu figé, Laurent Bon réussit à faire cohabiter politique et divertissement. Sur le plateau du Grand Journal, Ségolène Royal groove – comme elle peut – sur du Diam’s avec Jamel Debbouze. Lors de la présidentielle de 2007, plusieurs candidats – dont Nicolas Sarkozy – sont propulsés “rédacteur en chef d’un jour”. L’émission pulvérise les records d’audience avec une moyenne de 1,75 million de téléspectateurs.

Courant 2007, Laurent Bon convainc Yann Barthès, qu’il avait connu en tant que programmateur à + Clair, de réaliser une chronique en plateau. “Yann était flippé à l’idée de passer de l’autre côté de l’écran et Laurent a réussi à le persuader. Dès le premier essai, c’est devenu une évidence. Le Petit Journal a totalement dynamisé l’émission”, raconte Ariane Massenet. Le Petit Journal devient le moment fort du Grand. Tellement fort que l’émission se découvre des velléités indépendantistes. En 2011, Laurent Bon fonde avec Yann Barthès sa propre société de production : Bangumi – un mot qui veut dire “programme” en japonais.

Un divorce difficile avec Le Grand Journal

Le Petit Journal prend son envol. Et comme dans tout divorce, la séparation des biens ne se fait pas sans frictions entre Renaud Le Van Kim (producteur historique de l’émission) et Laurent Bon. “C’est comme si les Hauts-de-Seine prenaient leur indépendance, fatalement le territoire de l’Ile-de-France diminuerait, ses rentrées d’argent aussi, confie un chroniqueur. Il y a eu une bataille de ressources et de moyens entre Laurent et Renaud au moment de la scission. Aujourd’hui, force est de constater que Laurent a gagné la bataille puisque l’audience du Petit Journal est supérieure à celle du Grand.”

Si elles gagnent des parts de marché, les méthodes du Petit Journal sont par ailleurs vivement critiquées par Arrêt sur images ou Acrimed. “Le Petit Journal et Le Grand Journal sont des émissions qui mettent en scène la politique comme un divertissement et qui au final contribuent à dépolitiser la politique en entretenant ce qu’elle prétend dénoncer : la politique spectacle”, juge ainsi Julien Salingue d’Acrimed.

Incontournable à Canal +

“Ces critiques ne l’atteignent pas du tout. Quand on est épinglé parArrêt sur images, Laurent Bon prend une mine surprise et balance : qui c’est ?”, confie un journaliste du Petit Journal. Redouté, Laurent Bon sait qu’il est incontournable. Lorsqu’il s’agit de réinventer le traitement de la politique après l’arrêt de Dimanche+, la direction de la chaîne s’est tout naturellement tournée vers lui. Laurent Bon va alors chercher Maïtena Biraben pour piloter Le Supplément. “Il m’a dit qu’il avait écrit sur un petit bout de papier le concept : celui d’un magazine d’actualité plutôt chic qui raconte notre époque”, raconte-t-elle.

En bon alchimiste, Laurent Bon réalise une émission qui mêle politique, culture et humour avec Stéphane De Groodt et Cyrille Eldin. La recette fonctionne, Le Supplément réalise 6,3 % de part d’audience, soit autant que la dernière saison de Dimanche+ réalisée lors de la période présidentielle. “J’ai attendu longtemps de rencontrer un producteur qui me comprenne et me fasse grandir, aujourd’hui je ne le lâcherai plus”, plaisante Maïtena Biraben.

Canal + non plus ne souhaite pas le lâcher. L’année prochaine, la durée du Petit Journal devrait encore être rallongée. Et quand on demande à Rodolphe Belmer s’il envisage de rappeler Laurent Bon pour un talk-show quotidien face à l’essoufflement des audiences du Grand Journal, il répond, évasif : “La question ne se pose pas mais rien n’est exclu”.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/07/2...

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