“Le bénéficiaire de la Légion d’honneur n’est pas celui qui la reçoit mais celui qui la remet”

, par  Mathieu Dejean , popularité : 1%
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Thomas Piketty le 11 avril 2012 (Charles Platiau/Reuters)

Thomas Piketty a refusé de recevoir la Légion d’honneur en faisant savoir que selon lui il n’était “pas du rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable”. Cet argument est-il inédit ?

Olivier Ihl - Non il n’est pas inédit. C’est un argument qui renvoie à une position qui a été éprouvée depuis le XIXe siècle, qu’on a même déjà rencontrée sous la Révolution française, et qui consiste à dire : “L’Etat n’a pas de raisons d’exercer un monopole en matière de distribution ou d’attribution de distinctions honorifiques”. Ce monopole autorisant le gouvernement à délivrer ces signes date de 1816 : il remonte à une ordonnance de Louis XVIII. En quoi est-il problématique ? Il l’est d’abord parce que l’estime sociale circule constamment dans la société : la bonne réputation qu’un professionnel, un commerçant, un artisan, un employé a auprès de son entourage, de ses pairs, dans une ville… Tout cela constitue de l’estime sociale. Au nom de quoi l’Etat peut-il transformer cette estime sociale en des signes qui prétendent être des formes exclusives de grandeur ? Des signes à partir desquels s’ouvrent par ailleurs des droits, des positions et un usage public. Au milieu des années 1970, certaines associations prétendaient même l’inscrire sur la carte nationale d’identité. Cette question que pose Thomas Piketty est donc parfaitement légitime : au nom de quoi en France l’Etat s’institue comme producteur exclusif de signes de grandeur ?

C’est d’autant plus légitime que quand on dit “l’Etat”, certains le confondent avec la nation, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. L’Etat en l’occurrence désigne les ministères, avec leurs circuits bureaucratiques. C’est l’exécutif qui seul administre ces distinctions. Ce n’est pas par exemple l’Assemblée nationale. Ce n’est pas un jury indépendant. Ce ne sont pas des instances représentatives… Or les ministères, de même que le président de la République, ont des quotas de croix. Celles-ci se répartissent selon deux types : vous avez des distinctions émanant de la société, et qui ont trait à des conduites, des performances, des expériences particulièrement “honorables” – prouesses sportives, qualités de persévérance dans l’épreuve, action d’éclat, etc. Et vous avez les distinctions dites “de commande”, qui sont en général celles par lesquelles les cabinets et les ministères rétribuent les services rendus. Il peut s’agir de formes de proximité avec tel ou tel : c’est là que s’engouffre le copinage ou l’achat de décorations : l’histoire en livre plusieurs exemples. C’est précisément là que réside le problème. Car l’Etat ne se donne pas les moyens, en France, de séparer “le bon grain de l’ivraie”, de donner un vrai crédit collectif, un vrai prestige à ces décorations. Ce qui entretient suspicions et accusations. La critique de Thomas Piketty prend le relais de tout une série de contestations de cette nature. On peut comprendre que certains n’aient pas envie d’être distingués de la sorte. Le dessinateur Jacques Tardi avait dit en substance : “Je ne suis pas intéressé, je ne demande rien et je n’ai jamais rien demandé. On n’est pas forcément content d’être reconnu par des gens qu’on n’estime pas”. A sa façon c’était là rendre compte d’une idée répandue : le bénéficiaire de la décoration n’étant pas celui qui la reçoit mais celui qui l’attribue, il y aurait une forme d’indignité à s’élever en s’abaissant de la sorte.

Le refus de Thomas Piketty correspond-t-il aussi à une volonté de revendiquer son indépendance de chercheur ?

Tout à fait, c’est même une attitude très profondément républicaine. Lorsque l’on interroge l’histoire de la Légion d’honneur, on découvre qu’elle est assez peu républicaine. Non pas seulement parce qu’elle a été créée par Napoléon en 1802 en suscitant de fortes résistances au Tribunat et au Conseil d’Etat dominés par les hommes de la Convention, mais parce que par toute une série de traits elle s’écarte des exigences d’une égalité visible des citoyens. Au point que de grands républicains tout au long du XIXe et du XXe siècles l’ont répudiée. Je pense à Jules Barni, auteur du fameux Manuel républicain. Il dit en 1872 que “c’est un des fléaux de la République”. Ou à Jules Ferry, qui souhaitait abolir les décorations civiles relevant de la Légion d’honneur pour réserver ces signes aux seuls actes militaires. Il pensait que seul le fait d’avoir engagé sa vie sur un terrain de bataille pouvait justifier cette récompense. Sa critique mêlait plusieurs sources – protestante, républicaine – : les premiers socialistes reprendront l’argument. A force de créer des signes de mérite on se familiarise avec la possibilité d’avoir le signe sans le mérite. C’est-à-dire que l’on encourage des pratiques de courtisanerie. Souvenez vous de l’affaire Woerth, par laquelle on a découvert que certains pouvaient être tentés par l’idée d’octroyer ces signes en récompense de tel ou tel service [Eric Woerth est soupçonnéd’avoir remercié Patrice de Maistre, l’ancien gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, d’avoir embauché son épouse en le décorant de la Légion d’honneur. Il sera jugé en mars 2015, ndlr].

C’est tout le problème de la distinction que vous faites dans Le Mérite et la République (éd. Gallimard, 2007) entre “les honneurs” et “l’honneur”…

Exactement. Les honneurs ce n’est pas l’honneur. Les honneurs, comme signalétique d’Etat en position de monopole posent un problème politique et moral. Il suffit de regarder comment ont été gérées les distinctions honorifiques dans d’autres Républiques depuis la fin du XVIIIe siècle – je pense aux Etats-Unis, à la Suisse – pour voir que ces suspicions sont anciennes, importantes et qu’elles ne peuvent pas être balayées d’un revers de main sous prétexte que tel ou tel intellectuel ferait des caprices ou manquerait d’humilité. Ce serait rester à la surface des choses.

La Légion d’honneur a-t-elle perdu de son prestige à force d’être décernée soit à des célébrités, soit à des personnes que l’on pouvait soupçonner de copinage ?

Elle a perdu une forme de crédit sur plusieurs plans. D’abord parce qu’au milieu des années 1960 elle a connu une inflation : il y avait plus de 300 000 légionnaires. Aujourd’hui on estime être revenu à environ 92 000, pour ne parler que de cet ordre là. Le signe s’est donc érodé une grande partie du XXè siècle par une forme de diffusion tous azimuts. La manne décorative, prisonnière des jeux électoraux, a perdu là de sa valeur. C’est la raison pour laquelle le général De Gaulle avait décidé d’une réforme en 1963 qui consistait à limiter la distribution des signes de la Légion d’honneur. Mais, paradoxe, tout en créant l’ordre national du Mérite. Cet insigne n’était pas octroyé pour des mérites jugés éminents : il pouvait donc être plus prodigue. Cette hiérarchisation a permis de continuer à récompenser de très nombreux services mais en réservant la Légion d’honneur et en lui donnant une plus grande rareté.

D’autre part, le signe a aussi perdu de son crédit (de credo, la confiance) par le fait qu’il s’est trop écarté de la représentation de la société française dans sa diversité. A tel point que les chefs de l’Etat – que ce soit Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy – ont dû adresser à la grande chancellerie qui gère concrètement ces signes des lettres ouvertes lui demandant – en 1996 par exemple pour Jacques Chirac – que les femmes, qui n’ont aucune raison de ne pas avoir de mérite reconnu, soient plus nombreuses à être récompensées. A l’époque moins de 6% des légionnaires étaient des femmes. A partir de ce moment la grande chancellerie a dû, sous l’impulsion du grand maître qu’est le président de la République, ouvrir plus largement la Légion d’honneur. Cela montre bien qu’il y avait un problème : des biais administratifs et politiques expliquaient que le mérite principalement soit masculin. Depuis Nicolas Sarkozy il y a obligation de respecter la parité homme/femmes dans les cohortes de nominés.

Enfin ces chefs d’Etat ont aussi signalé dans leurs lettres qu’il était assez curieux que dans les récompensés figurent aussi peu de représentants des catégories populaires ou issus des minorités. Au fond il y avait un portrait robot du légionnaire :celui d’un homme âgé, travaillant dans le secteur public, disposant d’un niveau de revenus assez important et évoluant dans un monde professionnel marqué par une proximité avec les “allées du pouvoir” ou avec les “cours des ministères”. La France du mérite était d’abord celle que les préfectures et les ministères se représentent, et définissent comme telle. Cela a été un coup important porté à la légitimité de la distinction. Discréditée, l’institution perd en reconnaissance, et avec elle, toute une exemplarité d’Etat cesse d’avoir cours dans la société.

En quoi selon vous la Légion d’honneur est-elle une institution historiquement peu républicaine ?

Le caractère faiblement républicain de cette distinction se traduit par le fait que nous sommes en présence d’un “ordre” et non pas seulement d’une distinction. Un ordre est une société fermée qui ouvre sur des droits spécifiques et sur des formes d’entraide de type particulariste. Par exemple lorsque vous êtes récompensé de la Légion d’honneur, quand vous l’acceptez et que vous portez le signe, vous entrez dans un ordre qui vous permet de disposer – au-delà de ce que la notion d’égalité républicaine exige – d’un accès à des maisons d’éducation spécialisées. Votre fille ou petite fille pourra accéder à des établissements réservés, à l’écart du système scolaire traditionnel. Ou par exemple cela vous donnera droit à des aides spécifiques si vous avez des difficultés financières. Cela vous permettra aussi d’être membre d’une société d’entraide – il en existe une par département. Dans cette société vous allez participer d’une sociabilité particulière. Cette notion d’ordre est un héritage d’ancien régime. De même, le fait que les distinctions soient portatives ou vous donne droit à l’appellation de “chevalier”. Ce qui peut sembler étrange en République. Pourquoi ne pas parler de “légionnaires”, comme le souhaitait d’ailleurs Napoléon ?

On le voit : la Légion d’honneur n’est pas qu’un signe, c’est aussi un ordre social spécifique, avec une juridiction particulière – le conseil de l’ordre de la grande chancellerie -, qui exerce une forme spécifique de pénalité. Ce corps examine les dossiers, délivre les certificats de bonne conduite. Or qui le ésigne ce corps ? Comment y accède-t-on ? Comment procède-t-il à l’examen des dossiers ? Il peut aussi suspendre ou radier les légionnaires. D’où vient ce pouvoir et la souveraineté qui le caractérise ?

Pensez par exemple à la manière dont le grand chancelier de la Légion d’honneur a pu, lors de l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir en 1981, refuser de lui remettre les insignes de son statut – celui de grand maître – sous prétexte qu’il avait été un opposant au général De Gaulle et pour son passé sous l’Occupation. Il s’empressa de démissionner pour ne pas cautionner cette cérémonie. On est face d’un ordre juridictionnel situé à l’écart de la représentation politique. On peut légitimement se demander pourquoi.

Propos recueillis par Mathieu Dejean

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Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, d’Olivier Ihl, éd. Gallimard, 2007, 496 p., 25 €

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2015/01/0...

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