“Le communisme a échoué à déraciner le fait libéral”

, par  David Doucet , popularité : 2%
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Reuters - Eduard Korniyenko

Dans votre livre, vous expliquez que toute l’histoire du phénomène communiste se heurte aux “problèmes de l’ancrage russe de son modèle matriciel et de l’influence de Lénine”. Le Parti communiste français aurait-il pu s’émanciper de son modèle soviétique ?

Romain Ducoulombier – Je voudrais d’abord préciser l’objet de mon livre, pour que le lecteur n’y cherche pas une histoire du Parti communiste français, qu’il n’y trouvera qu’en filigrane. C’est d’abord une histoire globale du communisme au XXe siècle, qui n’est pas une addition d’histoires particulières, mais l’histoire de la diffusion d’un modèle spécifique de parti et d’État, de ses techniques administratives et de ses mythologies (la “construction du socialisme”), dans un monde ouvert, malgré les soubresauts du siècle, par la mondialisation libérale de la fin du XIXe siècle. Voilà mon objet, que je traite en 120 pages… avec une attention particulière à cette institution à la fois exceptionnelle et largement mythifiée qu’est l’Internationale communiste, le Komintern. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans la formation des partis communistes à travers le monde dans l’entre-deux-guerres, y compris en France. Il existe donc un patron commun. J’ai montré ailleurs, dans Camarades, paru chez Perrin en 2010, que le PCF est le fruit d’une entreprise de modernisation autoritaire des pratiques politiques du mouvement ouvrier français dans l’entre-deux-guerres : cette importation d’un vocabulaire (“autocritique”, “rayon”, “bureau politique”…), d’une culture (l’obsession du rendement) et de méthodes politiques (la “vérification” biographique des cadres, la liaison avec le syndicalisme, l’obsession du rapport) est un processus très complexe, irréductible à une imposition unilatérale par le Komintern. L’attachement au mythe soviétique, la nécessité exigée de sa “défense” contre les complots et les menaces de guerre supposés, parachève cet ensemble. Une différence fondamentale entre les régimes communistes et les PC occidentaux va cependant s’accuser avec le temps : elle tient au fait que, malgré l’intensité des liens et des échanges qui les unissent, ces derniers deviennent des organisations représentatives en démocratie. C’est un paradoxe fondamental : il ne faut pas confondre démocratie dans les partis et partis dans la démocratie. Un parti au fonctionnement autoritaire peut devenir un organe de représentation des intérêts de groupes sociaux particuliers et jouer un rôle spécifique, qui dépasse ou modifie son positionnement “antisystème”. C’est le cas du PCF, doté d’une sociologie populaire complexe et d’un ancrage local très important que j’ai à peine esquissé, mais qu’il faut rappeler. Tout cela pour dire que ce modèle s’est montré efficace, et du coup, particulièrement difficile à discuter et remettre en cause pour la génération militante qui l’a construit et en a bénéficié. Je crois pour ma part, que la perception d’une distinction entre les intérêts soviétiques et les intérêts propres au PCF est assez ancienne. Paul Nizan, en 1939, reprochait au parti d’avoir manqué de cynisme au moment de la signature du Pacte germano-soviétique : il aurait dû calculer son éloignement au lieu de s’aligner… Les Français ont eu, on pourrait le montrer, la conscience de cette contradiction croissante, qui s’est affermie avec les circonstances et avec la volonté délibérée de “nationaliser” le parti, mais entre la conscience et la volonté, la possibilité d’agir, il y a un pas considérable, et puis cette béance pouvait faire frémir… Ils n’en ont pas tiré toutes les conséquences et des occasions essentielles, surtout l’affaire tchécoslovaque de 1968, ont été manquées. En fait, à partir de la déstalinisation en 1956, dont les effets immédiats sur les effectifs sont mineurs, mais dont les conséquences à long terme sont déterminantes, la demande de “révision” du stalinisme s’est exprimée de façon très différente de part et d’autre du Rideau de fer, mais ces deux faces d’un même processus ne sont pas non plus totalement étrangères, il y a des dialogues, des contacts et des censures.

A partir de quelle période faites-vous remonter le déclin du Parti communiste français ?

Soulignons d’abord que l’histoire du Parti communiste n’est pas celle d’une montée continue et fulgurante, puis d’une chute brutale. Elle est plus heurtée, et profondément marquée par les circonstances, que ce que votre question semble impliquer. Le PCF s’en est par ailleurs remis progressivement au suffrage universel comme critère principal de son influence. Il n’est donc pas anormal d’utiliser ces chiffres pour juger de son recul. Le moment électoral de son décrochage est facile à identifier : les législatives de mars 1978, quand le PCF retrouve sa deuxième place à gauche, derrière le PS mitterrandien.

Le Programme commun a fonctionné comme un piège, tout cela est archiconnu et répété. La satellisation du PCF par le PS est la deuxième étape, acquise dans les années 1990. La dynamique du “Non” au référendum européen en 2005 a semblé redonner de l’élan. Le Front de Gauche en est issu. C’est un rebond fortement personnalisé autour de Jean-Luc Mélenchon. Mais son échec illustre parfaitement la situation politique du PCF aujourd’hui, dont la principale préoccupation est de sauvegarder ses positions locales. C’est sa ligne de vie, mais le déclin du PS lui a plus coûté que les Verts. D’autres facteurs, enfin, ont souvent été invoqués, comme l’essoufflement du mythe soviétique. Paris, dans les années 1970, est la capitale de la dissidence soviétique. Le PCF a également muté, comme tous les partis et toutes les solidarités traditionnelles à la fin du XXe siècle. Enfin, et je m’appuie ici sur les travaux du sociologue Florent Gougou, le vote ouvrier commence à se désaligner dans les années 1970 – ce qui signifie qu’il a cessé d’être captif. Sans l’exceptionnalisme ouvrier, l’offre politique communiste se banalise, le PCF perd son avantage comparatif. Et cette transformation s’opère en même temps que l’épuisement du mythe prolétarien. De là, tout est possible.

Vous expliquez dans votre livre qu’il est difficile de mesurer le degré d’adhésion au régime stalinien. Mais est-ce que cet Etat totalitaire a un jour bénéficié d’un soutien populaire ?

Un mot d’abord, sur le mot “totalitarisme” : j’en discute l’usage et les effets de connaissance dont il faut avoir conscience alors qu’on l’utilise aujourd’hui à toutes les sauces. Quant au reste de votre question, on entre dans le terrain mouvant de “l’opinion”, qui n’existe pas comme chacun sait… Il faut d’abord que le mot ait un sens, qu’on se soucie de ce qu’elle pense, qu’on lui reconnaisse un début d’existence. Or, après s’en être longtemps désintéressé, puisque la seule opinion qui vaille, c’est celle du prolétariat, dont le parti est de toute façon l’émanation, le pouvoir soviétique, les démocraties populaires et même les partis communistes se sont mis, à peu près en même temps, à faire des enquêtes d’opinion, de satisfaction, à faire de la publicité – surtout dans les années 1960. Le verrou idéologique du stalinisme devait sauter. Ensuite, le régime soviétique est un “empire de la discrimination positive”, selon l’expression de l’historien américain Terry Martin : le pouvoir a privilégié certains groupes sociaux, selon une vision “primordialiste” de leur appartenance, nationale ou sociale. La “bonne origine sociale”, ouvrière ou paysanne, a été un levier de promotion efficace pour des régimes en manque d’élites. Certaines minorités nationales soviétiques ont aussi bénéficié de cette attention essentialiste, à l’inverse des conceptions de ses dirigeants, pour qui l’appartenance nationale était contingente et historique, c’est ce que montre parfaitement T. Martin. D’autres groupes sociaux, comme les anciens combattants, ont pu jouir d’un véritable magistère en URSS après 1945, à l’image de la société française après 1918. Enfin, on peut toujours classer un effectif ou diviser l’opinion selon les catégories de l’action établies par Albert Hirschman : défection, loyauté ou prise de parole. Il faut rappeler que le régime a été fondé par des activistes, qui voulaient construire un régime, tenir le pouvoir et aussi, parfois, créer un nouveau mode de vie, en rupture avec le passé honni du tsarisme. Je pense par exemple aux ligues de sans-Dieu, qui dynamitaient les églises au tout début des années 1930. Mais cet activisme peut aussi devenir suspect aux yeux des organes de sécurité. L’histoire de la littérature prolétarienne relève de ce schéma : activisme ultra-sectaire des années 1920, contrôle corporatif pendant le demi-siècle suivant… Les régimes communistes ont aussi rencontré l’opposition de minorités actives : vaincues, elles ont été éliminées, enfermées, dispersées dans l’exil. J’étudie en détail deux cas dans le livre, les minorités cubaine et vietnamienne en exil aux États-Unis des années 1960 aux années 1980. Une majorité, enfin, s’est résignée à la pénurie, au manque de liberté, et plus ou moins ralliée : il n’est pas nécessaire d’aimer un régime pour y (sur)vivre. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré un chapitre important aux “vies quotidiennes”, au rapport à soi et aux objets dans les régimes communistes – à vrai dire, surtout en Europe de l’Est, où la documentation et la recherche sont abondantes et fiables.

Dans votre livre, vous écrivez que la “perestroïka” de Gorbatchev engendre la crise du régime soviétique mais n’y répond pas. Dès lors, comment expliquer ce grand plan de réformes alors qu’il n’y a alors aucune agitation populaire ?

C’est une idée très forte, me semble-t-il, que j’ai empruntée à l’éminent historien britannique Archie Brown. Mais pour la comprendre, il faut d’abord réfléchir aux multiples dimensions de la crise du système soviétique : c’est la crise d’un empire, avec son “glacis” de l’Est, d’un système fédéral multi-ethnique et d’un système économique. La Perestroïka est la réponse économique à cette crise qu’il est facile aujourd’hui de contempler de son siège d’historien, mais qui place alors l’URSS dans une situation d’une difficulté formidable.

Depuis 1956, le mot réforme est banni mais la nécessité n’a jamais disparu, au contraire ; la Perestroïka est le nom qu’elle prend dans les années 1980. Mais ce que veut dire Brown, c’est que d’une part, la réforme du système est d’abord le fait de l’initiative d’une élite, pour laquelle le contact avec l’Occident a été formateur (c’est le cas de Gorbatchev), et non une réaction à une demande sociale ou à une agitation telle qu’elle a pu s’exprimer violemment par exemple au début des années 1960, lors des émeutes de Novotcherkassk. La contestation a même eu tendance à geler les tentatives de réforme, au lieu de les accélérer. Il ne s’agit pas de dénigrer ou de minimiser les mobilisations populaires et nationales des années 1980, au contraire : elles sont essentielles, et courageuses, et aussi le plus souvent, pacifiques. Mais elles n’ont pas enclenché l’entreprise de réformes du “centre”. Comment l’auraient-elles pu, d’ailleurs, dans un système qui souffre d’une difficulté structurelle à prendre en compte les besoins et les attentes des populations ? Elles ont été décisives, par contre, pour détruire l’empire soviétique et son glacis.

L’idée communiste peut-elle encore représenter une alternative au libéralisme ?

Je l’ignore. Mon livre est un livre d’histoire et son but n’est pas de prendre part aux débats, parfois un peu embrouillés mais d’une vigueur tout de même étonnante en France, sur l’avenir du capitalisme ou du libéralisme, ou de la mondialisation, qui en fait ne sont pas des termes entièrement synonymes. Le titre que je souhaitais donner à mon livre était “Histoire du communisme au XXe siècle”, c’est d’ailleurs celui qui figure en page 1, et que complète le sous-titre de l’introduction : un essai d’histoire globale. Mais l’éditeur a tranché pour une “histoire du communisme” en couverture. Qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas une histoire des doctrines communistes, au XIXe siècle par exemple. A l’inverse, j’ai choisi d’interrompre la chronologie en 1989-91, et de laisser à d’autres le soin de faire l’histoire du post-soviétisme. Dans la mesure où le communisme est, indissolublement, tel que je le définis, un régime politique et un mode d’organisation économique, si l’un ou l’autre disparaît, cela marque le terme d’une histoire dont il reste ensuite des traces et une mémoire qu’on peut réserver à d’autres champs de recherche. J’ai voulu, en un mot, souligner la singularité du phénomène bolchevique, qui imprègne profondément la façon dont il rayonne internationalement. Je pense enfin qu’il faut distinguer avec soin le fait libéral, qui organise nos sociétés autour du droit et de la liberté individuelle, et le libéralisme, qui est une idéologie qui entend systématiser ce fait à tous les domaines de la société et de la vie, qu’il s’agisse de la famille, de la diplomatie, des relations sexuelles tarifées ou de l’Etat… D’un côté, donc, le mouvement de nos sociétés, de l’autre, une doctrine qui veut l’accélérer, l’universaliser, l’accentuer, c’est selon. Le communisme au XXe siècle ne s’est pas simplement opposé au libéralisme, il n’est pas non plus le seul à l’avoir fait. Mais il a voulu déraciner le fait libéral, en s’attaquant à l’idée de propriété et en s’appuyant sur une mythologie du prolétariat conçu comme une classe non-propriétaire. Mais cette tentative, qu’il est possible d’apprécier de différentes façons (soit par exemple, comme vouée à l’échec dès le départ, si l’on est libéral ou même keynésien, ou dévoyée, si l’on est trotskiste), n’a nullement enrayé le fait libéral, auquel l’Amérique, surtout après 1945, a conféré – comme modèle idéologique et national – des traits nouveaux. L’URSS, c’est un paradoxe de mon livre, se construit ainsi comme une société fermée dans un monde ouvert, entre deux phases actives de mondialisation en quelque sorte. La métaphore du laboratoire, le mot de “civilisation” utilisé par un nombre grandissant d’historiens veut aussi tenter de rendre compte de cette situation exceptionnelle.

A la lecture de l’histoire du communisme, pensez-vous que le modèle chinois qui mêle libéralisme économique et contrôle politique autoritaire soit viable sur le long terme ?

La sortie du modèle économique collectiviste par les Chinois est une stratégie délibérée, mûrement pesée à l’issue de la Révolution culturelle qui menaçait, par le chaos qu’elle a fait régner dans le pays, l’acquis de la souveraineté nationale. C’est un point absolument fondamental : alors que l’URSS est un pouvoir fort qui succède à un pouvoir fort (le tsarisme), l’instauration de la Chine communiste en 1949 clôture une longue période de troubles. Ce succès confère au pouvoir actuel une évidente légitimité. L’échange de la prospérité contre la liberté est efficace jusqu’ici, les Chinois s’enrichissent, voyagent, se nourrissent d’un nationalisme de puissance retrouvée. Je m’en voudrais, alors que la jeunesse de Hong-Kong est dans la rue, d’en rajouter. Le courage qu’il faut pour affronter les régimes prétoriens d’aujourd’hui m’impressionne. Mais la demande de liberté suffit-elle à renverser les dictatures ? Assurément non. Leur décomposition est un processus complexe et nullement fatal. Quant à nous, Européens, le monde qui nous entoure est profondément bouleversé et anxiogène. Il faudra bien qu’un jour, on nous dise ce que nous allons, ce que nous devons y faire.

Propos recueillis par David Doucet

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Romain Ducoulombier, Histoire du communisme, PUF, 2014.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/10/2...

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