“Le point Godwin révèle que notre société est en panne d’idéologies”

, par  David Doucet , popularité : 1%
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Vous écrivez que la figure d’Hitler “hante nos représentations collectives avec une persistance troublante comme s’il n’était pas mort”. Comment l’expliquez-vous ?

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François De Smet - Au-delà d’Hitler, c’est l’ensemble de la Seconde Guerre mondiale qui constitue l’arrière-plan idéologique de notre époque, essentiellement en raison de la Shoah, crime nihiliste par excellence et qui a marqué l’Europe, en particulier, par une rencontre inédite entre le crime de masse et la machine d’Etat. Il y a en outre un phénomène d’incarnation ; Hitler personnifie le mal à l’image d’un Antéchrist qui donne corps à ce qui est communément identifié comme maléfique, avec la simplicité pour l’esprit de résumer le nazisme, la guerre, la Solution finale à un “génie du mal” exceptionnel. Condenser le mal sur une personne est plus commode pour la représentation et l’imaginaire humains. Mais ce n’est pas sans risque. Identifier un génie du mal, c’est aussi dédouaner à bon compte les circonstances et le conformisme humain qui ont permis au IIIème Reich de s’imposer. Il y a là quelque chose de plus inavouable et de plus profond, à savoir le besoin humain de frissonner par procuration en donnant une image à ce dont on souhaite se préserver. Enfin, je pense qu’on s’attache à une boussole indiquant où se trouve le mal parce que, à force d’avoir démonétisé l’ensemble des idéologies, notre époque se trouve dépourvue d’un candidat au “bien” qui puisse faire consensus.

Quelle est l’origine du Point Godwin ?

En 1990, un certain Mike Godwin, utilisateur des premiers réseaux sociaux, relève que “plus une discussion dure longtemps, plus les chances d’évoquer Hitler ou les nazis augmente de 1″ et l’énonce comme observation, sans nulle prétention scientifique. L’argument rhétorique reductio ad hitlerum (réduction d’un argument à Hitler) avait déjà été épinglé par Leo Strauss en 1953. Ce que le point Godwin apporte de plus, c’est simplement le fait que, via l’accélération inhérente aux réseaux sociaux et les raccourcis argumentatifs qui leur sont propres, les utilisations des références aux nazis ou au génocide des Juifs se sont brutalement multipliées – tant sur le web que dans le monde “réel” qu’internet relaie sans cesse. Il convient sans doute, également, de mettre cette accélération en lien avec l’éloignement historique grandissant des événements, qui renforce la légitimité de les utiliser. A bon ou à mauvais escient.

Comment comprendre qu’Hitler soit devenu une figure aussi récurrente des discussions sur le web ?

Deux éléments l’expliquent. D’abord, comme Hitler incarne de manière lapidaire le mal, il est facile de l’invoquer et de lui faire référence. C’est une figure universellement connue. Il devient la manière de diaboliser l’ennemi rapidement, avec en filigrane un redoutable syndrome de la réaction en chaîne : comme les nazis ont avancé masqués, on peut les utiliser pour dénoncer à peu près n’importe qui dont on souhaite mettre en cause les intentions plutôt que les actes – avec le risque de dérives que cela comporte. Le web encourage de telles références car il se nourrit de vitesse. L’échange d’arguments s’y fait en langage parlé, encourageant ce qui est court, percutant et stylé. Contrairement à ce qu’on idéalisait jadis, les réseaux sociaux ne favorisent pas systématiquement la raison au détriment de l’émotion. Ensuite, le web est unique en ce qu’il s’agit du premier média qui absorbe tous les autres : images, sons, textes, films. Donc la moindre référence de blog, le moindre tweet, mais aussi le moindre film pris par un téléphone portable rapportant une référence “Godwin” se retrouve partagée instantanément. L’universalisation exponentielle du mode de recueil des données multiplie logiquement des occurrences qui, auparavant, n’auraient tout simplement pas été relevées.

Le point Godwin n’illustre pas également le fossé générationnel dans la manière d’appréhender Hitler ?

Je ne pense pas qu’Hitler soit abordé plus légèrement aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Mais sur le long terme, la question de la transformation de la mémoire est intéressante à examiner ; juste après la guerre, on ne se bousculait pas pour rouvrir les plaies, même du côté des survivants des camps, qui ont longtemps gardé le silence sur ce qu’ils ont vécu. La libération de la parole est venue bien plus tard, notamment grâce au procès Eichmann. Je me méfie de ce rapport sacralisé au passé qui tend à faire croire que le présent est explicable et l’avenir prévisible ; c’est oublier que, contrairement aux adages moralisateurs, l’histoire ne repasse pas les plats et que, comme le disait Confucius, l’expérience est une lampe portée dans le dos et qui n’éclaire que le chemin déjà parcouru. C’est sans doute anxiogène et dur à accepter, mais il n’est pas possible de prévoir comment évoluera la mémoire dans vingt ou trente ans. Personne ne peut prédire comment évolueront les mœurs, ni si les victimes d’Hitler seront pleurées davantage que celles des tranchées de 14-18.

Au sinistre palmarès des plus grands criminels du 20eme siècle, on compte également Mao ou Staline. Pourtant, c’est la figure d’Hitler qui continue de cristalliser l’attention. Comment l’expliquez-vous ?

Parce que l’Allemagne nazie porte le poids de la Shoah, tout simplement ; malgré leurs crimes les autres régimes n’ont pas à leur “palmarès”, si on ose dire, une tentative d’extermination d’un peuple entier en tant que peuple… et n’ont pas eu à en rendre compte, contrairement aux nazis jugés à Nuremberg. Ce crime marque notre modernité parce qu’il reste la mise en action d’un plan d’extermination d’une partie de l’humanité sur base raciale, à une époque déjà mondialisée où l’humain constituait déjà un référent moral universel – contrairement à l’époque de la traite négrière par exemple. La prédominance culturelle de la référence hitlérienne, c’est cela : la persistance de l’intention, de la suspicion que, s’il en a les moyens, quelqu’un va vous détruire pour montrer sa force. Cela renvoie donc, inconsciemment, à la terreur que le fort impose au faible, à ce que je nomme la meute. C’est cela, aussi, que nous refoulons collectivement.

Le point Godwin ou le fait de rire d’Hitler n’est-il pas aussi une manière de le tenir à distance ? D’éloigner tout sentiment de culpabilité ?

Le rire est un langage indispensable à l’être humain, et qui n’est pas nécessairement relativisant quant à son objet. Desproges parvenait finement à faire rire avec les nazis et les Juifs, sans que personne ne puisse lui reprocher ni d’être antisémite, ni de flatter les petites haines de son public. Je crois que ce qui a changé, entre autres, c’est l’époque ; nous sommes devenus un maelstrom de lobbys et d’identités diverses, parfois en souffrance, et qui cherchent une forme de reconnaissance. Il n’y a même plus d’universalisme de la lutte contre le racisme ; depuis les échecs des conférences “Durban”, le raciste c’est toujours l’autre. Rire de Hitler – ce qui est nécessaire – c’est peut-être le tenir à distance, mais c’est surtout tenter de retrouver un mal consensuel de référence pour se situer sans ambiguïtés. “Peu importe ce que je revendique, tant que je me dis antifasciste je suis insoupçonnable”. Très bien, mais qui n’est pas antifasciste aujourd’hui ? Montrer le méchant du doigt ne suffit pas à camper une identité.

Dans votre livre, vous citez Carl Schmitt qui estime que “l’ennemi est le baromètre de la politique”. En partant de ce constat, que révèle Hitler de notre société ?

Qu’elle est en panne d’idéologies du juste et du bien, et qu’elle ne se trouve des baromètres du mal absolu que dans sa propre histoire – l’histoire est devenue notre dernière certitude, ce qui pourrait pourtant être relativisé puisqu’elle est toujours écrite par les vainqueurs. Ce n’est pas un hasard si la philosophie politique contemporaine tourne pour l’essentiel autour de la question de l’argumentation et de l’éthique de la discussion (Habermas), ou de la redéfinition d’une conception de la justice qui actualise le pacte social (Rawls). Ces tentatives visent à dépasser le clivage ami-ennemi de Schmitt en fondant rationnellement les prémices d’une société apaisée. Mais l’homme est-il un être de raison ?

Propos recueillis par David Doucet

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François de Smet, Reductio ad hitlerum, Presses universitaires de France.

Pour aller plus loin : vous pouvez également écouter l’émission Touche pas à mon poke qui s’interroge sur les raisons pour lesquelles Hitler est devenu une figure de la contre-culture sur Internet.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/08/1...

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