1995 : “To Bring You My Love”, le désir envoûtant de PJ Harvey

, par  Noémie Lecoq , popularité : 1%
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Sur la pochette de To Bring You My Love , elle flotte à la surface d’une rivière grise, crinière noire entremêlée, teint spectral, lèvres carmin comme sa robe en satin au décolleté plongeant. En une simple photo, qui fait écho au tableau Ophelia du préraphaélite Millais, PJ Harvey annonce la couleur – ou plutôt les couleurs. Le noir du désespoir, le blanc des fantômes et surtout le rouge du désir, du feu et du sang. Ce même rouge sang qui inonde cet album dans ses moindres recoins, du livret à la musique.

“Plus que de se réinventer, elle enregistre en explorant une identité complètement nouvelle.” John Parish

Envisager sa pochette comme une déclaration d’intention, c’est ce que Polly Jean Harvey a toujours fait depuis ses débuts, sauf que le propos était tout autre sur ses albums précédents, Dry (1992), Rid of Me (1993) et la compilation 4-Track Demos (1993). Elle pose alors à l’état brut, peu ou pas maquillée, peu ou pas épilée, pour refléter ses chansons rêches aux paroles crues, à peine produites, voire pas du tout sur 4-Track Demos, qui regroupe les squelettes des morceaux publiés cinq mois plus tôt sur Rid of Me.

Producteur, musicien et songwriter, John Parish est bien plus qu’un fréquent collaborateur pour elle. Il la découvre alors qu’elle n’a que 17 ans et, depuis, leurs carrières respectives se croisent inlassablement. “L’une des grandes forces de Polly, nous confie-t-il, c’est qu’avec elle chaque album est différent du précédent. Elle va de l’avant et je crois que c’est un talent assez rare. Plus que de se réinventer, elle enregistre en explorant une identité complètement nouvelle. C’est avec To Bring You My Love qu’elle s’est vraiment lancée en tant qu’artiste solo. Cette décision importante était un choix délibéré. Avant, on avait l’impression que PJ Harvey était le nom du trio dont elle faisait partie” (avec le batteur Rob Ellis et le bassiste Steve Vaughan – ndlr).

Ce groupe implose après Rid Of Me, même si Rob Ellis rejoint à nouveau son cercle quelques années plus tard. Entre 1992 et 1993, l’Anglaise a donc sorti trois albums ; une trajectoire fulgurante dont elle ressort exsangue, déboussolée et seule après la dissolution du PJ Harvey trio. Elle se retire alors de la vie publique et s’achète une maison en pleine Angleterre rurale, sans aucun voisin, mais pas très loin de chez ses parents, dans le Dorset. C’est dans cet isolement choisi qu’elle compose, en 1994, les chansons de To Bring You My Love. Elle a alors 25 ans. Pour son unique apparition en public de toute l’année, elle sort du silence pour une performance mémorable aux Brit Awards, où elle reprend (I Can’t Get No) Satisfaction des Rolling Stones, en duo complice avec Björk .

Plus languissante que frustrée, cette interprétation lancinante donne le ton des nouvelles chansons de la sauvageonne anglaise. Loin de ses guitares rugueuses, elle se met à composer aux claviers, et à se concentrer sur les ambiances qu’elle souhaite diffuser.

To Bring You My Love était vraiment le fond du trou, et je peux l’entendre dans la musique. Je coulais à pic.”PJ Harvey

En avril 1995, elle revient pour nous sur cette nouvelle façon de travailler : “Avec To Bring You My Love, je suis passée pour la première fois au mode d’enregistrement classique, piste par piste, instrument par instrument, comme si j’étais installée chez moi devant mon magnéto quatre pistes. Pour la première fois, j’ai pu travailler à mon rythme, sans précipitation, en prenant soin des détails. Émotionnellement, l’enregistrement de To Bring You My Love a été l’une des expériences les plus prenantes de ma vie, j’en suis sortie épuisée. J’ai passé des heures entières à me concentrer avant de pouvoir affronter le micro de chant. J’avais tant d’émotions à faire passer, tant de choses à mettre dans ce disque… Mais le producteur Flood est un type fantastique, très sensible, très psychologue. Il a su me parler quand c’était nécessaire, se taire quand il le fallait. L’atmosphère de cet album lui doit beaucoup. Flood sait régler des tonnes de détails en apparence insignifiants, comme l’intensité lumineuse dans le studio, l’orientation des spots. Une ampoule électrique, ça n’a l’air de rien, mais ça peut changer beaucoup de choses sur un disque.

Toujours réticente à livrer des indices sur sa vie privée, elle reconnaît, sans rentrer dans les détails, que c’était pour elle une période difficile. “J’avais beaucoup de mal à garder la tête hors de l’eau, explique-t-elle au magazine Spin, en 2000. To Bring You My Love était vraiment le fond du trou, et je peux l’entendre dans la musique. Je coulais à pic. Dans ses paroles, elle continue d’évoquer la perte et le désir mais se tourne vers des thèmes bibliques, façon Nick Cave . Elle fait aussi plusieurs clins d’œil à Captain Beefheart : par exemple, les phrases “I was born in the desert” et “Meet the monster tonight” viennent de chansons de Don Van Vliet, son héros absolu, qui devient l’un de ses amis proches pendant les dernières années de la vie de l’Américain.

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Suivi par un mois de mixage à Dublin, l’enregistrement se déroule pendant six semaines, entre septembre et octobre, au studio londonien Townhouse Three. A la fois sobre et flamboyante, la production est assurée pour la première fois par Polly Jean, le fidèle John Parish et Flood (U2, Nick Cave and The Bad Seeds, Nine Inch Nails) qui continuent de collaborer avec elle des années plus tard, y compris sur son nouvel album, The Hope Six Demolition Project , qui sortira le 15 avril prochain. C’est aussi le cas de deux musiciens dont elle s’entoure sur To Bring You My Love : le batteur Jean-Marc Butty et le membre des Bad Seeds Mick Harvey à la basse et à l’orgue Hammond. Il n’est pas question cette fois de se limiter à une configuration guitare-basse-batterie. Trois morceaux accueillent un quatuor à cordes, d’autres des percussions méticuleuses et des orgues ensorcelés.

“Pour la première fois de ma vie, je me sens parfaitement libre” PJ Harvey

Sorti fin février 1995, To Bring You My Love démarre par l’époustouflante chanson éponyme. Un riff tiré des origines du blues, un orgue funèbre et une voix terrifiante et sensuelle, venue du fin fond des abysses. En dix morceaux, on assiste bouche bée à une succession de coups de maître qui s’approprient rock ardent (Meet Ze Monsta, Long Snake Moan), vaudou fiévreux (Down By The Water, I Think I’m A Mother) et folk traversé de bourrasques (C’mon Billy, Send His Love To Me). ” Pour la première fois de ma carrière, nous expliquait-elle en 1995, je suis réellement satisfaite par l’un de mes albums. To Bring You My Love me comble, autant par les chansons que par le son. C’est un sentiment très nouveau pour moi, éternelle abonnée à la frustration. Ça me rend d’autant plus heureuse que je n’aurais jamais cru arriver un jour à cet état de plénitude, de satisfaction totale. Et être en tournée avec mes nouveaux musiciens m’enchante. Mon ancien groupe était devenu trop rigide, j’en étais arrivée à détester sa stabilité, sa forcé pépère. […] Avec mes nouveaux musiciens, je redécouvre la liberté, l’absence de règles, le droit à la folie. Je peux tout faire, inventer de nouvelles formes d’arrangements. Pour la première fois de ma vie, je me sens parfaitement libre.

En concert, cette transformation est effectivement radicale non seulement physiquement (maquillage extravagant, faux cils, tenues de diva), mais aussi dans son comportement. “Je crois que jouer d’un instrument entravait ce qu’elle essayait de faire en chantant, analyse John Parish. Avec le trio, elle portait beaucoup sur ses épaules : la guitare et le chant. Je pense que ça a été très libérateur pour elle de déléguer la guitare et de se focaliser sur sa voix et sa performance scénique.” Elle utilise désormais son corps entier pour lancer des sortilèges qui font toujours effet, plus de vingt ans après.

Ramène la paix dans mon cœur noir et vide“, supplie-t-elle sur The Dancer en guise de conclusion poignante de l’album. On ignore si cette danse sur les braises a été suffisante pour l’exorciser, mais on a toujours un plaisir immense à se faire foudroyer sur place par cette prêtresse imprévisible.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2016/04/1...

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