30 ans de Canal+ : l’éminence grise du zapping raconte la création de son émission culte

, par  Julien Rebucci , popularité : 1%
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Tout le monde connaît le Zapping, ces six minutes quotidiennes réunies dans un condensé d’images drôles, émouvants ou parfois choquantes mais avec au moins un point commun : elles ont été diffusées la veille à la télévision. Celui qu’on connaît moins, c’est Patrick Menais, 47 ans dont 25 ans comme grand manitou du programme depuis sa naissance.

Regarder la télé c’est son job à plein temps. L’éteint-il seulement pour dormir ? Lui jure que oui. D’ailleurs, “j’essaye de partir en vacances le plus loin possible d’une télévision”, confesse-t-il. Son Zapping, qui est devenue l’une des identités remarquables de la chaîne cryptée au fil du temps fait aujourd’hui office de baromètre de la société française. Entre la finalisation du Zapping des 30 ans de Canal Plus, la préparation du best-of de fin d’année et le montage de la quotidienne, il nous a accordé 45 minutes pour parler de télé.

Comment définiriez-vous le concept du Zapping ?

Patrick Menais – L’idée de base du Zapping, c’est celle de l’histoire qu’on te raconte à la machine à café le matin. Il y avait toujours quelqu’un qui avait manqué le fait marquant de la veille et à qui on rafraîchissait la mémoire. Nous, on voulait remontrer cette image pour que celui qui l’avait manquée puisse se faire sa propre opinion.

En quelle année avez-vous débarqué à Canal+ ?

Entre 1987 et 1988, j’étais encore étudiant, je donnais des coups de main à des amis qui y travaillaient. Un jour on m’a proposé d’être second assistant sur Les Arènes de l’info (l’ancêtre des Guignols, ndlr). Un ami avait baratiné un réalisateur en se faisant passer pour son premier assistant. Il m’a dit de venir avec lui. Alors je me suis fait passer pour le second alors qu’on n’y connaissait rien. Je me rappelle qu’on devait partir en vacances ensemble le lendemain, finalement on est resté et l’aventure a démarré. J’ai collaboré au Zapping hebdomadaire en 1988, avant que la version quotidienne ne naisse un an plus tard, en 1989.

Le Zapping existait déjà en version hebdomadaire avant 1989 ?

La version quotidienne, telle qu’elle existe encore aujourd’hui, a démarré en 1989. Mais avant, il y en avait une version hebdomadaire, tous les vendredis dans l’émission de Michel Denisot (Mon Zénith à moi, ndlr). Le Zapping à l’origine est une idée de deux personnes de Canal qui s’occupaient de lancer les grands primes de l’époque. Il n’y avait pas autant de chaînes de télévision qu’aujourd’hui. Le lendemain, suivant l’audimat des chaînes, un chroniqueur reprenait la minute la plus vue la veille, en y ajoutant un commentaire. Puis, à partir de là, l’idée de compiler chaque semaine les extraits de la sorte a germé.

D’où viens votre volonté de “faire parler l’image et rien que l’image”, en utilisant le montage comme système narratif ?

C’est l’image diffusée à la télévision qui façonne encore notre propre réel. Au Zapping, j’entre dans une matière qui est déjà disponible, c’est une sorte de compression visuelle. Mon travail repose sur cette idée : essayer de mettre un pied de côté face à l’affirmation de ce réel. Comme le tordre à partir de la représentation des choses du monde. Il y a d’une part l’objectif – les images marquantes – et le subjectif, qui s’exprime dans l’enchaînement des extraits. Il y en a une trentaine chaque soir et parmi eux, une demi-douzaine est incontournable. Autour de ces extraits, on va prendre de la distance et exercer un point de vue, créer un récit sur ce qui nous a été donné à voir la veille. Nous sommes des vendangeurs de l’image et on essaye d’être de bons maîtres de chai.

Combien êtes-vous à travailler sur le Zapping ?

Aujourd’hui nous sommes treize, alors qu’au départ nous n’étions que trois ou quatre. On travaille en roulement, il y a toujours trois personnes en plus de moi. Je suis quasiment toujours présent. Je fais le point avec les autres “zappeurs” et je valide leurs choix avant leur départ en montage.

Cela vous arrive de déléguer ?

C’est une forme de délégation en soi mais je donne toujours mon avis, c’est indispensable. On récupère entre 130 et 140 h d’enregistrement par jour. On est assez exhaustif sur les 10 grandes chaînes de télé qui représentent plus de 90 % de ce que les gens regardent – en termes d’audience. Après, on picore en fonction de l’actualité sur les chaînes info ou sur la TNT.

Quel impact la démocratisation d’internet dans les foyers a-t-elle eu sur le Zapping ?

Il y a dix ans, on pensait que, entre internet et la multiplication des chaînes, le Zapping ne suivrait pas. Mais je m’intéresse à l’image vue par le plus grand nombre, ces 140 heures que les gens ont prises dans la rétine et grâce auxquelles ils ont forgé une réflexion sur leur vision du monde mais aussi la façon qu’on a de leur montrer comment ils doivent percevoir ces images. C’est pareil aujourd’hui. L’essentiel de ce qu’on voit sur internet est produit par la télévision. D’ailleurs beaucoup d’émissions ont un chroniqueur qui montre les vidéos les plus “cliquées” du web.

En vingt-cinq ans, vous avez été un témoin privilégié de l’actualité diffusée à la télévision. Quels ont été, pour vous, les événements les plus marquants ?

C’est trop compliqué et trop subjectif. Bien sûr on peut mentionner le 11 Septembre qui a objectivement changé le monde. L’actualité est cyclique. Toutefois, 2001 a été à mes yeux une année matrice, avec l’apparition de la télé-réalité. D’un seul coup, il n’y a plus eu de mise en scène, mais un spectacle directement présenté, que personne ne maîtrisait. Autant pour ce qu’elle a produit que pour ce qu’elle a reçu dans la gueule, 2001 a été une année charnière pour la télévision.

Sur le 11 Septembre, il y a d’ailleurs une séquence incroyable de cynisme, où l’on aperçoit David Pujadas presque jubiler face au Boeing s’encastrant dans l’une des tours du World Trade Center…

Je produisais l’émission à l’époque [+ Clair, ndlr]. Comme le dit le journaliste, Pujadas ne mesure pas encore ce qu’il vient de se passer et l’impact que ça va avoir. Il venait de débarquer à France Télévision une semaine avant. Je me souviens d’ailleurs qu’il s’était excusé de ses propos au retour plateau. En tant que journaliste, il a vu ces images qui l’ont dépassé au fond sur le moment. C’est assez symptomatique de ce qu’ont pu dire un paquet de journalistes à l’époque.

D’où vient l’idée d’un Zapping des 30 ans de Canal+ ?

On s’est réunis à Canal à la fin de l’année dernière pour s’interroger sur ce qu’on allait faire pour les 30 ans. J’avais eu l’idée d’un “Zapping du futur”, sur les 30 prochaines années, filmé en une séquence d’une demi-heure. La chaîne a finalement décidé d’organiser plusieurs soirées et Rodolphe Belmer, le patron de Canal, m’a confié le premier soir pour faire le Zapping des 30 ans de Canal+. J’ai dû faire des recherches pour illustrer les cinq premières années de la chaîne, car le Zapping n’est apparu qu’en 1989. J’ai regroupé 150 heures de rushes et j’ai commencé à faire ma sélection d’images, d’entretiens et de témoignages d’abonnés. J’ai voulu rappeler les sujets qui, pour moi, synthétisaient ce qu’on appelait un pompeusement “l’esprit Canal” : le porno et apports, la création originale et le sport – que je n’ai finalement pas conservé. J’ai tout réduit jusqu’à en sortir un objet de 6 heures.

En vous replongeant dans les archives de Canal, vous avez redécouvert d’autres images marquantes qu’on avait pu oublier ?

Oui, principalement sur les premières émissions, qui étaient assez surréalistes avec le recul. Comme Les affaires sont les affaires ou Tout s’achète, avec Fabrice, qui faisait faire tout et n’importe quoi aux gens dans la rue pour de l’argent. J’ai redécouvert tout ce qui différenciait Canal des autres chaînes à l’époque : le football en 1984 puis le porno, à partir de 1985. Le porno, c’était un vrai truc à l’époque, on se rend pas compte aujourd’hui avec YouPorn et compagnie. Sans oublier les Nuls et tout l’esprit de déconne autour de la chaîne.

La crise d’avril 2002, c’est le moment le plus tendu qu’ait connu Canal+ ?

Totalement. J’en parle souvent d’ailleurs. Pour moi, cet épisode est la cristallisation de cet “esprit Canal” dont tout le monde parle. L’assemblée générale en direct à l’antenne en serait le climax. C’était complètement fou. Pierre Lescure sur le plateau de Nulle part ailleurs, entouré des salariés, des présentateurs et des stars de la chaîne. On occupait littéralement la régie, on faisait corps face à la sécurité. Et finalement, tout a été nettoyé par la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, moins d’une semaine après. On ne sait pas ce qui se serait passé sinon, vu la violence des attaques dont Jean-Marie Messier faisait l’objet, sur notre propre chaîne.

Pour vous c’était donc ça “l’esprit Canal” ?

Il a été plutôt bien défini par des gens présents pendant la soirée : quand on embauchait des gens, on ne passait pas par la DRH. C’est nous qui choisissions, qui cooptions. On avait créé une bande de potes, ça fonctionnait comme ça. Quand la boîte a commencé à gagner de l’argent, on l’a partagé entre tous. Le partage des richesses, c’était aussi ça “l’esprit Canal”.

Est-ce vrai qu’à part votre monteur, personne ne visionne le Zapping avant diffusion ?

C’est vrai, sauf pour celui-là. Mais je n’ai pas enlevé grand-chose même si j’ai dû me battre sur plusieurs dossiers. Au final, ce que j’ai enlevé n’était pas très important.

Qu’est ce que vous avez enlevé ?

Surtout des séquences qui me faisaient marrer à l’époque, mais qui n’étaient pas les plus importantes à conserver. En revanche, il y a des choses qu’on a voulu me faire enlever, comme un extrait où un couple de retraités regarde un film porno. Malgré le floutage on pouvait encore deviner une actrice pratiquer une fellation. L’extrait était passé en 1993, un dimanche à l’heure du déjeuner. A l’époque, je l’avais passé au Zapping quotidien et dans le best-of annuel. Au final, il a dû passer cinq ou six fois. Mais le service juridique m’a dit qu’on allait avoir des soucis avec le CSA. J’ai dû insister pour le conserver.

Est-ce plus difficile à choquer aujourd’hui qu’il y a vingt ans ?

Qu’est-ce que ça veut dire choquer ? Aujourd’hui, le CSA peut interdire de passer un extrait du Journal du hard à cause d’un dialogue. Je ne te parle même pas d’une scène de pénétration ! Mais des gamins alignés et gazés par Assad en Syrie, on peut le passer au 20 h sans problème. Aujourd’hui, on assiste à une régression morale sous couvert d’une liberté.

Comment percevez-vous l’actualité depuis 25 ans ? N’êtes-vous pas dégoûté de tout ce que vous voyez ?

Pas dégoûté mais énervé de la façon dont on nous représente les choses. Evidemment qu’il y a des problèmes, des sujets émotionnellement forts. Mais il y a tellement de solutions en même temps. Il y a un déficit en représentation de la vie tout simplement. Les gens qui font la télé aujourd’hui ne sont plus dans la vie, plus assez en tout cas. Il reste des choses très bien à la télévision ! Mon exercice, c’est d’essayer de le regarder tous les jours comme un spectateur lambda, c’est difficile mais il y a des choses super intéressantes.

Avez-vous d’autres projets en tête aujourd’hui ?

Le Zapping, c’est mon exutoire quotidien et ma liberté. Je travaille sur un autre projet depuis 2011, “Kindia”. L’idée était de trouver un espace en Afrique francophone, symbolique de toutes les problématiques de développement dans une zone périurbaine, qu’on suivrait pendant cinq ans. On a voulu ainsi se donner le temps pour suivre les choses. On vient même de décrocher un prix. Cette idée de ralentir le temps, ce flux d’information qui devient une folie, c’est la base de “Kindia”. Prendre le temps de poser les choses, en y injectant plus de raison et moins d’émotion. Il faut changer notre rapport au réel. Physiologiquement, la télévision n’est plus dans le temps de la vie. On est trop souvent dans la “surémotion”.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/10/1...

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