Affaire Snowden : un geek contre Big Brother

, par  Mathieu Dejean , popularité : 2%

Manifestation de soutien à Edward Snowden à Berlin en Berlin en juillet 2013 (Tobias Schwarz/Reuters)

La société mondiale s’est-elle transformée en vaste panoptique ? C’est ce que certains se sont demandé suite aux révélations fracassantes sur l’étendue du système de surveillance américain, qui ébranlèrent le monde en juin 2013. Dirigeants de pays alliés mis sur écoute, espionnage d’institutions internationales, interception quotidienne de millions de conversations privées : les articles distillés entre juin et octobre 2013 dans le Guardian et le Washington Post, basés sur des fichiers secrets de la National Security Agency (NSA) et du Government Communications Headquarters (GCHQ) ont refroidi l’été.

A l’origine de cette fuite historique des agences de renseignement américaine et britannique, un jeune informaticien échappé de la NSA au nom également réfrigérant : Edward Snowden. Du jour au lendemain ce geek introverti qui se cachait derrière des lunettes trop grandes a été projeté sur le devant de la scène, et presque hissé au rang de Che du XXIème siècle si l’on en juge par la prolifération de son portrait dans l’espace public mondial. Le 9 juin son identité était révélée dans une vidéo diffusée sur le site du Guardian. Le 10 juin, son visage faisait la une du quotidien britannique et du Washington Post. En décembre dernier des bus à son effigie circulaient à Washington, avec ces mots : ”Thank you Edward Snowden”.

En un rien de temps il est devenu le symbole de la lutte pour la protection de la vie privée, pour la défense des libertés, contre le flicage généralisé mené en secret par les agences de renseignement. Considéré en héros par une bonne partie de la société civile américaine, en traitre par l’administration Obama, le lanceur d’alerte a sciemment plongé dans une spirale infernale dont il n’est pas prêt de sortir. Comment celui qui toute sa vie s’est appliqué à ne pas laisser de traces s’est-il trouvé brusquement sous les feux des projecteurs ? Dans L’Affaire Snowden. Comment les Etats-Unis espionnent le monde (éd. La Découverte, à paraître le 20 février), Antoine Lefébure éclaire ce mystère, de même que le journaliste au Guardian Luke Harding, dont le livre The Snowden Files: The Inside Story of the World’s Most Wanted Man (éd. Vintage) sort ce vendredi 14 février aux Etats-Unis (des extraits ont été publié sur le site du Guardian). Ces deux enquêtes nous lancent sur la piste d’Edward aux fichiers d’argent, et dans le système orwellien des agences de renseignement.

“TheTrueHooha” (“le vrai brouhaha”)

Né en 1983 en Caroline du Nord, élève médiocre, Edward Snowden se rabat tôt sur l’informatique, et devient un authentique geek. Avec son talent en matière de cyberespace pour seul viatique, Snowden connaît une trajectoire fulgurante. La CIA l’engage en 2006 pour s’occuper de la sécurisation des réseaux de l’agence. “Aucun document ne permet d’expliquer comment l’autodidacte sans diplôme a pu être engagé par la CIA”, écrit Antoine Lefébure.

Snowden défend une philosophie dans laquelle la liberté est une condition préalable au bonheur. Politiquement, cela le conduit à soutenir un libertarien à la présidentielle de 2008 : “A cette époque, la personnalité qui incarnait le plus les idées de droite de Snowden était Ron Paul, le représentant le plus connu du libertarianisme américain”, écrit Luke Harding. Il défend par ailleurs le droit au port d’armes, lui-même possédant un Walther P22, révèle le journaliste du Guardian.

Edward est quelqu’un de discret, voire mystérieux. Selon une voisine, lui et sa petite amie Lindsay Mills “laissaient les stores fermés et empilaient des cartons à l’entrée du garage, du sol au plafond, pour ne pas qu’on voie à l’intérieur”, rapporte Antoine Lefébure. Les amis de Lindsay ont même douté de son existence, tant ils ont mis longtemps avant de faire sa connaissance. Sur son blog sa petite amie pousse le mystère au point de ne plus le désigner que par la lettre E. Un caractère évanescent qui semble lui coller à la peau : le 24 juin 2013, en pleine tourmente politico-médiatique, la photo du siège vide qu’il devait occuper dans l’avion de Moscou à Cuba fait le tour du monde. Lui est resté sur le carreau : les autorités américaines lui ont révoqué son passeport, lui retirant ainsi son identité et lui interdisant par conséquent de voyager.

Maxim Shemetov

Le siège qu’aurait dû occuper Edward Snowden sur le vol Moscou-La Havane (Maxim Shemetov/Reuters)

En dépit de ce caractère effacé, sur internet Snowden s’exprime jusqu’à son dernier post daté du 21 mai 2012 sous le pseudonyme “TheTrueHooha” : “le vrai brouhaha”. Paradoxe ? Signe prémonitoire en tout cas. Car c’est bel et bien un joyeux bordel qu’allait provoquer le jeune homme, transformé en lanceur d’alerte le plus recherché de toute l’histoire.

Dans l’œil du cyclone

Le tournant s’opère en 2007, lorsqu’il est envoyé pour sécuriser le réseau informatique de la NSA à Genève. “Snowden va découvrir là une réalité assez sordide qui le choque profondément, écrit Antoine Lefébure : l’espionnage, ce n’est pas seulement de l’écoute et des ordinateurs, c’est aussi un métier où il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, où la fin justifie les moyens. Cette expérience est un désenchantement. ‘J’ai réalisé que je faisais partie de quelque chose qui faisait plus de mal que de bien’”,une citation sur laquelle insiste aussi Luke Harding dans Snowden Files. Snowden prend la décision de tout lâcher, de tout risquer car il considère que le public doit savoir : “Au public de décider si ces programmes et cette politique sont justes ou mauvais”, explique-t-il dans sa première interview-vidéo au Guardian.

Il contacte le journaliste indépendant Glenn Greenwald, qui manque de passer à côté du scoop, pour cause d’ “illettrisme technique”, selon ses propres termes : il était incapable d’installer le logiciel de cryptage exigé par Snowden – qu’il trouve louche par ailleurs – pour sécuriser leur conversation. C’est donc la documentariste engagée Laura Poitras qui lui répond en premier, et qui convaincra Greenwald. Ils seront ses alliés jusque dans l’œil du cyclone politico-médiatique.

A Hong-Kong, dans une ambiance de polar, le lanceur d’alerte leur délivre les fichiers de la NSA. Les journalistes les décortiquent, et les publient au compte-goutte, vérifiant les informations, veillant à ne mettre personne en danger. Premier scoop : la NSA collecte chaque jour les relevés téléphoniques de millions d’abonnés de Verizon, la plus grande entreprise américaine de télécommunication. Quelques jours après, le Guardian titre : “La NSA et le FBI interceptent les informations de neuf des plus grandes entreprises américaines du web” – un programme de surveillance mieux connu désormais sous le nom de Prism. Le 16 juin, les révélations se poursuivent : on apprend que les gouvernements américain et britannique ont espionné les diplomates étrangers au G20 en 2009. Faire rapatrier et emprisonner le lanceur d’alerte devient la priorité pour les autorités américaines, qui martèlent que ces agissements sont justifiés par la lutte contre le terrorisme. Mais le 21 octobre 2013, Glenn Greenwald révèle dans Le Monde la collecte massive de données téléphoniques des Français par la NSA. La boulimie d’espionnage de la NSA n’a pas de limites : on découvre qu’elle est aussi engagée dans des opérations de cyberguerre, “alors qu’on pensait auparavant qu’elle se contentait de surveiller les réseaux informatiques pour se protéger contre des offensives ennemies”, remarque Antoine Lefébure.

Pendant ce temps la course poursuite avec les diplomates et les journalistes s’engage pour Snowden, et ses relais journalistiques. Il part pour Moscou en espérant se réfugier en Amérique du Sud. En fait, Snowden va passer cinq semaines dans la zone de transit de l’aéroport moscovite : les autorités américaines ont révoqué son passeport. Il trouve le soutien de Wikileaks en la personne de Sarah Harrison, une proche de Julian Assange, et de l’avocat russe Anatoly Koutcherena. Il lance des demandes d’asile à pas moins de vingt-et-un pays : la valse des refus s’enchaine. Finalement, il obtient un asile temporaire d’un an en Russie, valable jusqu’au 31 juillet 2014. “Il est l’hôte de la Fédération russe, que ça lui plaise ou non. Et, d’une certaine manière, son captif. Personne ne sait exactement combien de temps son exil peut durer. Des mois ? Des années? Des décennies?”, s’interroge Luke Harding dans son livre.

Parallèlement, les services de renseignement britanniques multiplient les manœuvres de pression auprès du Guardian, qui possède dans son sous-sol cinq disques durs de données délivrés par Snowden. Plutôt que de leur remettre les précieux fichiers, le patron du quotidien propose au responsable du renseignement de détruire les disques. C’est chose faite le 18 juillet. La scène a quelque chose de surréaliste : “Cinq disques durs que deux techniciens du journal attaquent à la perceuse et à la fraiseuse. Sous l’œil satisfait des fonctionnaires du secret, les circuits intégrés et leurs enveloppes sont réduits en pièces, l’opération est filmée ; un travail long, salissant, bruyant”, écrit Antoine Lefébure.

Dans la vidéo qui a fait connaître son visage au monde, Snowden affirmait: “Je ne veux pas que l’attention publique se porte sur moi, ni que cette histoire parle de moi. Je veux qu’elle se concentre uniquement sur ces documents et sur le débat qui j’espère sera déclenché afin que l’on s’interroge sur la nature du monde dans lequel nous souhaitons vivre.” Fin 2013, le magazine américain Times a tout de même hésité à en faire la personnalité de l’année, lui préférant finalement le pape. Quoi qu’il en soit, grâce au jeune lanceur d’alerte on n’observera plus religieusement l’injonction “Never Say Anything” (“Ne dites jamais rien”), autrefois ironiquement associée au sigle de la NSA.

L’Affaire Snowden. Comment les Etats-Unis espionnent le monde (éd. La Découverte, à paraître le 20 février) par Antoine Lefébure

The Snowden Files: The Inside Story of the World’s Most Wanted Man (éd. Vintage) par Luke Harding

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2014/02/1...

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