Alt-J : l’année du triangle

, par  Ondine Benetier , popularité : 1%

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Article extrait de notre Hors-série “Les 50 meilleurs albums de 2012″ à retrouver dans la boutique Inrocks.

 

28 octobre 2012. Joe Newman, Gwil Sainsbury, Thom Green et Gus Unger-Hamilton se figent au beau milieu de la rue où souffle un vent glacé. Taro, la chanson qui clôt leur album, vient de retentir dans un bar au loin. “Tu crois que je devrais entrer et me mettre à chanter en même temps que le disque ?”, ricane Joe en T-shirt. Les quatre garçons rigolent de concert pendant que l’on s’emmitoufle de plus belle dans notre triple épaisseur de manteaux, puis reprennent leur route un peu abasourdis par la troublante coïncidence.

On remonte Park Row, l’une des artères principales de la ville, jusqu’au Nation of Shopkeepers, “un pub cool, un peu hipster maintenant”, explique Gus avant de pointer du doigt le T-shirt de la serveuse orné d’un triangle – celui de Pink Floyd. L’autre serveuse porte quant à elle des boucles d’oreilles triangulaires. Les garçons se regardent du coin de l’oeil : impossible de ne pas y voir un signe. Avec les triangles que projetait l’un des spots de la salle tout à l’heure, ceux des T-shirts et colliers de leur merchandising, celui en néon blanc qui trônait derrière eux sur scène pendant le soundcheck, on doit frôler la trentaine de triangles vus en une heure. “Franchement, je ne peux plus blairer les triangles”, lâche Joe, sourire canaille aux lèvres.

On commande un café, on repart avec une Leeds Pale. “C’est la bière locale, il faut que tu la gouttes au moins une fois”, déclare Gus en sortant, direction la terrasse et le froid glacial de la cour du pub. En ce dimanche gris et lugubre, les garçons sont de retour à Leeds, la ville qui a vu naître leur groupe en les réunissant sur les bancs de l’université. C’est là, dans la cave d’un ami de la fac, que les jeunes Anglais originaires des quatre coins du pays ont formé Films, puis Alt-J. C’est aussi là qu’ils ont écrit puis enregistré Breezeblocks et les neuf autres morceaux du sublime An Awesome Wave, leur premier album paru au printemps et qui a depuis fait le tour du monde.“C’est très bizarre de revenir ici parce qu’on connaît toutes les rues, on sait comment aller de tel à tel endroit, on sait quel bus prendre pour aller à la campagne, mais à côté de ça, on ne connaît plus personne. Tous nos amis sont partis de Leeds”, confie Joe.

Ce soir, le groupe joue donc à domicile au Cockpit, une salle obscure planquée sous un pont bien glauque de la charmante cité industrielle du Yorkshire. “Je me souviens qu’on est tous allés voir le concert de Naked & Famous dans cette salle. C’était il y a à peine un an et demi. À l’époque, nous n’avions pas de label… C’est ce soir-là qu’on a eu un premier aperçu de ce qu’était un groupe en tournée, de l’organisation que ça demandait : on a vu leur équipe, leur van. Je me rappelle m’être dit que ça avait l’air cool, que moi aussi je voulais un van comme ça… Et maintenant, c’est nous qui jouons ici et on a un tourbus”, rigole Gus, benjamin du groupe de 23 ans.

Du chemin parcouru


Depuis la première fois qu’on les a rencontrés, timides, à Manchester en mai, les garçons d’Alt-J ont parcouru un sacré bout de chemin. Un premier album salué par toute la presse, deux tournées américaines, dont la dernière vient à peine de se terminer, des concerts européens à la pelle, le parcours du combattant des festivals d’été auquel aucun jeune groupe ne peut échapper, des passages radio et télé qu’ils ont arrêté de compter : la dernière fois qu’on les a vus en août à La Route du Rock, les Anglais revenaient du Japon via la Suède et ne tenaient que fébrilement sur leurs pieds. “Quand tu tournes autant qu’on l’a fait cette année, tu as deux solutions : soit tu te laisses bouffer par la tournée, soit tu prends le dessus et tu encaisses. On a appris à prendre le dessus très vite”, explique Joe. Et Gus de rajouter : “Il y a eu un tournant au mois d’août. On était à Los Angeles, je vivais très mal le décalage horaire, j’étais épuisé et je trouvais la tournée très dure à gérer. Je parlais de ça avec Joe dans la loge et je me suis effondré en larmes. J’ai craqué. Le jour d’après, quand je me suis réveillé, ça allait mieux, comme s’il avait fallu que ça sorte pour que je puisse enfin affronter tout ça sereinement. Je crois qu’on a tous changé depuis la fin de cette tournée américaine et celle des festivals d’été. Même d’un point de vue technique. J’ai le sentiment qu’on a enfin trouvé la clé pour que ça fonctionne sur scène. On est plus confiants. On sait qu’on peut donner un bon concert qui mérite que les gens viennent nous voir, alors qu’avant on avait l’impression d’être des imposteurs.

Le syndrome de l’imposteur, Alt-J n’est pas le seul à l’avoir expérimenté. On se rappelle MGMT qui, après avoir été jeté sur les routes pendant presque deux ans à la sortie de son premier album mondialement acclamé, déclarait n’avoir appris que très récemment à jouer ses propres chansons sur scène. Les quatre de Leeds ont fait de même cette année, au fil des concerts et des live télé, dont un passage à la célèbre émission anglaise animée par Jools Holland (Later… with Jools Holland) dont Gwil garde un souvenir plutôt embarrassant. “Au début de l’émission, ils demandent à tous les groupes de jammer ensemble. Un des groupes commence et les autres l’accompagnent. Jools Holland nous a dit : ‘Jouez tous en si bémol majeur’, et Joe et moi avons dû demander à Gus où était le si bémol majeur parce qu’on n’en avait aucune idée. Tous les autres groupes dans la pièce étaient des musiciens de studio, on avait l’air con. C’était loin d’être affreux, juste un de ces moments où tu te dis : ‘Mon dieu, on n’est pas un vrai groupe’…”

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Esprit de groupe


Apprendre à jouer sur scène mais aussi apprendre à vivre ensemble loin de tout et de tous ceux qui faisaient le quotidien. Depuis le printemps, les quatre garçons n’ont que très rarement posé le pied chez eux. “Parfois, je reçois un texto d’un ami, et la seule réponse que je peux lui donner c’est : “Salut, je suis content d’avoir de tes nouvelles, mais on ne pourra pas se voir avant deux mois” ou : “Désolé, je ne pourrai pas aller boire un verre avec toi demain parce que je serai à Dallas”. Ce n’est pas évident”, concède Joe. Plus tard, dans la salle, les bras chargés d’un paquet bricolé par ses frères et soeurs, la mère de Thom serrera son fils dans les bras comme si elle ne l’avait pas vu depuis deux ans.

C’est marrant de voir à quel point mes conversations avec ma famille et mes amis ont changé. La dernière fois que j’ai pu rentrer à la maison, je suis allé voir mes potes et toutes leurs questions portaient sur Alt-J. Si j’avais un pote dans un groupe, je ferais pareil, donc je comprends parfaitement, mais parfois, j’aimerais parler d’autre chose”, ajoute le chanteur avant de comparer le quatuor à “un couple marié”. La comparaison n’est pas anodine. Comme de jeunes ados amoureux apprenant à dompter la vie de couple, les membres d’Alt-J ont passé l’année en autarcie, à apprendre les ficelles d’une industrie de la musique prête à les avaler tout crus.

Jouer tous les soirs, comprendre leur contrat, bien s’entourer, ne pas faire confiance à n’importe qui, assumer les heures de promo, gérer l’attention des médias et la pression : autant de choses que le groupe, très soudé, a découvertes de façon empirique. “Au début, on a tous ressenti la pression d’être signés sur un label, d’avoir un management, une équipe derrière nous. On se disait ‘il faut qu’on le fasse, on n’a pas le choix’, souffle Gwil qui avoue être “moins maladroit qu’avant” avec les gens qu’il rencontre aujourd’hui. S’il le rejoint sur la confiance en soi, Joe malgré tout tempère : “On est loin de toute l’attention qu’on nous porte finalement. On a cette barrière – que l’on n’a pas installée intentionnellement mais qui est là parce que la tournée veut ça – qui nous protège de toute l’effervescence qu’il y a autour de nous.

Impossible pourtant de l’ignorer totalement. Nominé au Mercury Prize aux côtés de onze autres groupes, Alt-J était, au moment de notre visite à Leeds, en tête de liste des vainqueurs potentiels du prestigieux prix du meilleur album britannique de l’année chez les bookmakers anglais. Avant de monter sur la scène du Cockpit devant une salle comble, hurlant les paroles de ses chansons, Gus se marrait : “Si Plan B gagne, on pourra toujours dire (il prend une voix blasée) ‘Ok, super, Plan B a gagné, viens on va rejoindre Django Django et dire du mal de lui avec eux’, alors que si Django Django gagne, je me dirai ‘je le savais, putain je le savais… On n’est pas mauvais, mais ils sont meilleurs que nous’.”

Les bookmakers ne s’étaient pourtant pas trompés : le 1er novembre, Alt-J a remporté le Mercury Prize 2012, voyant ses ventes d’albums grimper de plus de 400 %. De quoi repartir pour une année sur les routes, baume au cœur, triangle en bandoulière.

 

En concert à Paris le 24 février (Trianon) et le 25 février (La Cigale).

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2013/01/0...

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