Blocage de Twitter et YouTube en Turquie : “La tactique d’Erdogan, c’est de diaboliser les réseaux sociaux”

, par  Véra Lou Derid , popularité : 2%

Reuters/Dado Ruvic

Depuis hier après-midi, et après 8 jours de blocage, un tribunal d’Ankara a levé l’interdiction de Twitter. Elle n’avait d’ailleurs pas fonctionné. Pourtant, le gouvernement Erdogan s’en prend aujourd’hui à Youtube.

Zeynep Tufekci, chercheuse turque spécialiste des rapports entre technologies et société, explique dans une note de blog intitulée “Ce que personne n’a compris sur le blocage du Twitter turc”, que l’enjeu pour Erdogan n’est pas de faire du pays un îlot coupé du flux web. Il s’agit en revanche de discréditer durablement les réseaux sociaux, d’en faire des outils de valeurs décadentes et menaçantes. Elisabetta Costa, anthropologiste à l’UCL(University College London), mène actuellement des recherches ethnographiques dans le Sud-Est de la Turquie. Elle décrypte pour nous comment se construit cette diabolisation.

Pensez-vous que l’interdiction menée par Erdogan était en l’associant au vice et à la pornographie, de faire de Twitter une menace pour les valeurs traditionnelles ?

Je ne peux pas dire ce que pense Erdogan et ce qu’il va faire dans les prochaines semaines et les prochains mois. Mais, c’est vrai que c’est une de ses tactiques depuis les épisodes de Gezi : diaboliser les réseaux sociaux. Pour arriver à son but, il les représente habilement comme de dangereuses menaces pour les valeurs turques les plus ancrées : l’honneur, la pureté sexuelle, l’unité familiale et celle de la nation.

La note de blog “Ce que personne n’a compris sur le blocage du Twitter turc” cite l’exemple d’une femme dont le compte Twitter a été piraté et qui se retrouve avec des montages pornos d’elle sur le Web…c’est typiquement le genre de faits qu’Erdogan utilise ?

Oui et il faut que vous ayez en tête qu’il ne fait qu’appuyer une anxiété et des craintes qui existent déjà au sein de la société… Je suis moi-même arrivée dans le Sud-Est de la Turquie pour mes recherches en avril 2013, dans une petite ville aux mains de l’AKP, bien avant la propagande Erdogan anti-réseaux sociaux. Je faisais une étude ethnographique sur leurs usages locaux et une des toutes premières histoires que j’ai entendue, était celle d’une femme qui détestait Facebook car c’était là que son mari s’était trouvé une maîtresse. Il était ensuite parti avec elle et les trois enfants. J’ai entendu plein d’histoires décrivant Facebook comme une réelle menace pour la respectabilité des femmes, l’honneur des hommes et l’unité des familles. Dans les coins les plus conservateurs de la Turquie, les réseaux sociaux viennent vraiment ébranler les normes traditionnelles, celles des ségrégations liées au genre, aux mariages arrangés et au besoin de contrôle continu de l’image. Ils étaient d’ailleurs déjà la cible dans ces coins de discours moralisateurs bien avant Gezi Park et la propagande Erdogan. Depuis une dizaine de mois, le président manipule à des fins politiques cette angoisse sociale, venant précisément titiller les peurs concernant Facebook, Twitter et Youtube. Ses efforts ont un impact, il n’y a qu’à voir les épisodes de panique :  il y a quelques mois, des ados que j’avais interviewés me disaient qu’ils avaient peur que leur compte ait été piraté et alimenté par des faux pseudos et des fausses images, ce qui leur arrive à vrai dire assez souvent.

Pensez-vous que cette diabolisation soit efficace ? Que certains Turcs soient sensibles à ce rapprochement entre Twitter et l’outrage aux moeurs ?

Je crois que cette diabolisation des réseaux sociaux en général, pas seulement de Twitter, a une influence sur la frange la plus conservatrice et religieuse du pays. Je parle d’une Turquie qui suit les discours d’Erdogan, d’une Turquie attachée à la modestie féminine et à un modèle familial traditionnel. Le président ne va pas empêcher des gens éduqués et laïques d’user des réseaux sociaux, mais il peut convaincre les plus conservateurs.

Comment cela se manifeste ?

J’ai plein de témoignages. Le dernier remonte à hier soir, quand je dinais avec une famille nombreuse qui soutient le clan Gülen. Aucun des sept jeunes garçons et filles de la famille n’avait de compte Twitter et Facebook parce qu’ils ne voulaient pas que des photos d’eux soient volées et utilisées pour des “blagues sales”. Et pourtant, à l’heure actuelle, je peux vous dire que les partisans de Gülen sont les principaux opposants à l’AKP d’Erdogan…

Dîtes-nous en plus sur l’usage des réseaux sociaux en Turquie ? Qui les utilise ? 

Twitter est surtout utilisé par des gens vivant dans des grandes villes, dans l’Ouest du pays. Dans la partie Sud-Est dans laquelle je suis pour mes recherches, il est utilisé par un très petit groupe d’ados accros aux réseaux sociaux, par des étudiants laïques ou par de jeunes activistes politiques qui vivent dans les zones urbaines. La plupart des gens dans le Sud-Est n’ont pas été touché par l’interdiction de Twitter. Je dirais que le problème encore plus brulant, c’est Facebook car ça concerne une grosse partie de la population. Son interdiction pourrait vraiment provoquer un tollet et nuire à la popularité d’Erdogan, même auprès de ses vieux et fidèles partisans.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2014/03/2...

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