Facebook a-t-il détruit l’amitié ?

, par  David Doucet , popularité : 1%

Davo Ruvic/Reuters

Les réseaux sociaux ont-ils redéfini la notion d’amitié ?

Anne Dalsuet – Si l’on prend la définition qu’en donne Aristote, l’amitié est un lien qui unit les humains, semblables et égaux. Elle constitue un modèle tant éthique que politique. C’est un lien affectif qui surpasse la simple et froide justice, une surabondance qui augmente la joie de se sentir vivant. Elle accroît la connaissance de soi et nous conduit à partager des actions et des pensées. Le paradoxe avec les réseaux sociaux c’est qu’ils exploitent les caractéristiques et les spécificités de l’amitié telles qu’ont été inscrites et codifiées par ce discours philosophique classique mais pour les adapter à des fins promotionnelles ou marchandes.

Sur Facebook, quel sens prend la notion d’amitié ?

On devient ami ou plutôt “friend “, pour reprendre la désignation de Facebook, sans nécessairement connaître l’autre, sans s’être apprivoisés. La socialisation numérique, ce que l’on appelle le “friending”, porte davantage sur la constitution de liens nouveaux que sur le renforcement de liens existants.

L’amitié s’exerce-t-elle différemment ?

On ne peut pas dire que ce soit absolument différent. Des sociologues comme Antonio Casilli ont observé que cela ne modifiait pas les amitiés préexistantes. Les amitiés s’additionnent mais ne se remplacent pas.

Comme dans le film eXistenZ de David Cronenberg, le corps risque-t-il de ne plus jouer plus un rôle fondamental à l’avenir ?

C’est vrai que l’amitié 2.0 peut déjà exister sans lieu et sans corps. Les réseaux numériques nous offrent la capacité de défier les lois habituelles de la rencontre et de l’espace social. Le corps ne joue plus un rôle ontologique fondamental. Sur les réseaux sociaux, nous pouvons décider de notre visibilité, contrôler notre image, en limer nos imperfections, rehausser nos qualités ou même dissimuler notre apparence physique. Mais le corps n’a pas disparu pour autant. Il a plutôt été transformé notamment avec les technologies androïdes. La tactilité s’exprime différemment. Aujourd’hui et à l’avenir, le corps va intégrer le réseau.

Grâce aux réseaux sociaux, nous pouvons avoir le sentiment d’une omniprésence. Touche-t-on au mythe de l’ubiquité ?

Sur Facebook, l’omniprésence est presque un impératif. La notion de lointain ou d’éloignement a été transformée. Notre invisibilité physique se paie par la possibilité de contrôler ou d’être soi-même surveillé sur le site. Sur Facebook, par exemple, un signal vert inscrit en marge indique que vous êtes en ligne. Il y a une injonction du réseau à être présent et actif dessus. Il y a une incitation au contact permanent. Il faut se rendre présent, montrer des images de soi, commenter, liker.

Les nouvelles générations dévoilent-elles davantage leur vie privée que par le passé ?

Oui, sans doute. Le rapport à la pudeur se déplace, tout comme les frontières. Il y a une préférence pour une certaine forme de transparence. Nos affinités électives ont également étés affectées par l’apparition des réseaux sociaux et les modalités de la rencontre bousculées ou renouvelées, à commencer par le lieu. Maintenant, on dit « nous nous sommes rencontrés sur Facebook », ces expressions propres au monde numérique sont investies d’un sens original.

Parmi les apports positifs des réseaux sociaux, vous évoquez dans votre livre la mobilisation des jeunes au sein de l’espace public.

Les réseaux sociaux bousculent nos représentations politiques. Avant celui qui parlait, c’était le chef du parti, celui qui avait réfléchi à une question, aujourd’hui le débat surgit partout. La distribution de la parole est plus égalitaire.

Est-ce qu’il y a autant de rencontres IRL (« dans la vie réelle) que par le passé ?

C’est une idée préconçue de penser qu’elles auraient diminué. Pour les Grecs, l’amitié requiert la proximité physique et ne se vit pas à distance. Elle nécessite l’expérience commune du quotidien, le partage d’un même territoire. Aujourd’hui la technologie numérique permet de la vivre différemment. Les lieux de vies s’additionnent. Nous sommes dans l’hyper contact permanent. Qui éteint son smartphone aujourd’hui lors qu’il prend un café avec quelqu’un ? Pendant que je discute, je suis connecté à d’autres personnes grâce à mon smartphone. Les deux réalités se complètent.

Cet « hypercontact permanent » s’explique t-il par une plus grande difficulté à appréhender la solitude ?

Oui, cette immersion numérique nous empêche de voir le monde autrement que sous le régime de la proximité et de la disponibilité. Les réseaux sociaux ont signé la fin d’un monde de la séparation. Nous existons désormais sous le régime de la coprésence. Nous sommes dans l’hyperlien comme dotés du pouvoir de convoquer les êtres que nous désignons en quelques clics. Nous pouvons parcourir d’autres mondes sans quitter notre chaise, parler à distance de choses intimes sans parfois connaître notre interlocuteur. Nous le faisons en utilisateurs plus ou moins informés, souvent candides, confondant la carte et le territoire, l’information et le savoir, la représentation et sa source. Il y a une abolition progressive du lointain au profit de l’ici.

Peut-on encore vivre seul aujourd’hui ?

Ce n’est pas évident. Sans en faire une valeur éthique absolue, la solitude est importante. Aujourd’hui la solitude est dépréciée ou rendue difficile. Pourtant ces moments de temps en suspens sont nécessaires. Il faut pouvoir s’abstraire de l’immédiateté et prendre du recul sur sa vie de temps en temps.

Dans la conclusion de votre ouvrage, vous écrivez qu’il nous faut repenser l’utilisation que l’on fait des réseaux sociaux. Pour quelles raisons ?

Je pensais notamment à Facebook qui comme la plupart des réseaux sociaux numériques à volonté économique et politique impérialiste, constitue un nouvel Etat en expansion perpétuelle, avec son monopole, ses règles d’appartenance, sa constitution, ses fonctions régaliennes de sécurité et de police, ses bannissements et ses abus liberticides. Cette valorisation du comptage de l’amitié à des perspectives économiques n’est pourtant pas ce qui avait été mis en avant par Mark Zuckerberg au moment de la création de Facebook. Il nous faut donc repenser l’utilisation que nous faisons des réseaux sociaux, techniquement, juridiquement et éthiquement. Faute d’une législation adaptée et surtout d’une éducation émancipatrice, les utilisateurs se retrouvent trop facilement victimes de leurs propres actions, de leur ignorance ou de leur naïveté.

Propos recueillis par David Doucet 

Anne Dalsuet, T’es sur Facebook ? – Qu’est-ce que les réseaux sociaux ont changé à l’amitié ?, Flammarion, 2013.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2013/09/2...

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