IAM : retour sur la genèse de “Ombre est lumière”, un album fondateur

, par  Thomas Blondeau , popularité : 2%
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IAM aujourd’hui : Imhotep, Shurik’n, DJ Kheops, Akhenaton et Kephren/Wahid

En 2009, lorsqu’Akhenaton passe devant le 112 Greene Street, à New York, il s’arrête net. Là où se tenait jadis le studio Greene Street Recording, les boutiques Vuitton, De Fursac ou Mont Blanc ont grignoté le SoHo populaire, là même où, en 1993, il débarquait avec IAM pour finaliser Ombre est lumière, le deuxième album des Marseillais. “Il y avait de la vie, des delis partout, confie le rappeur, dont les souvenirs s’allument. Je me souviens de ce restaurant bio Whole Foods où j’allais souvent… DJ Kheops, qui se moquait de mon côté écolo, l’avait rebaptisé Asshole Foods (“bouffe de trous du cul” – ndlr). Lui, à l’époque, ne bouffait que des marshmallows pour s’acheter des vinyles… Aujourd’hui, il ne reste plus rien, j’en avais les larmes aux yeux.” Et pour cause : ici, en 1993, IAM vit une époque bénie, dont Ombre est lumière, qui allait faire passer le groupe de l’underground au Top 50, porte les stigmates.

Fort des ventes d’un premier disque, De la planète Mars, la maison de disques Delabel avait offert aux Marseillais les moyens de continuer. Alors qu’Akhenaton n’arrive plus à payer le loyer de son appartement dans le quartier marseillais du Panier, et qu’Imhotep, en disponibilité de l’Education nationale, projette de reprendre son métier en faisant le deuil de la musique, ce budget tombe à pic : “On vivotait alors à six sur les royalties du premier disque, se souvient Akhenaton. On a beau en avoir vendu 70 000, c’était difficile.” Mais heureusement, une porte s’ouvre : “On a vingt ans de moins et beaucoup d’illusions, se souvient Imhotep. On est prêts à changer le monde avec nos chansons et, pour la première fois, on en a les moyens. C’est dans cet état d’esprit qu’on rentre en studio au printemps.”

“Public Enemy était notre référence absolue”

Le travail a commencé quelques mois plus tôt, lorsqu’Akhenaton et le directeur artistique de Delabel, Luca Minchillo, débusquent à New York le producteur Nicholas Sansano (Public Enemy, Ice Cube). “Public Enemy était notre référence absolue, souligne Imhotep. On était dans cette même optique qui consiste à empiler des strates de samples, et Sansano allait nous apporter la rigueur nécessaire.” Au printemps, Akhenaton ramène Sansano et l’ingénieur du son Dan Wood au studio de la Blaque, sur les hauteurs d’Aix-en-Provence, où le groupe s’enferme deux mois. “C’est la première fois qu’on se retrouvait ensemble aussi longtemps pour faire de la musique, raconte Shurik’n. La Blaque était un complexe avec villa et piscine, on a plongé dans une euphorie.” Les copains montent de Marseille, le barbecue crépite et les sessions s’enchaînent, entrecoupées de parties de ping-pong au bord de la piscine. “Je me souviens d’une folie, d’une insouciance totale, sourit Imhotep. Nous n’avions aucune limite dans l’écriture, la composition ou le sampling. Le marché du rap était anecdotique, personne ne nous ennuyait avec le copyright.”

Une liberté qui transparaît sur le disque dans une cascade d’interludes désopilants qui moquent tantôt Renaud, les gothiques ou les chanteurs de variété. “Ça reflète bien l’ambiance, s’illumine DJ Kheops. On déconnait à pleins tubes et on poussait parfois le délire jusqu’à en tirer ces interludes.” Ces facéties ne font pas pour autant d’Ombre est lumière un disque drôle. Les inquiétudes vis-à-vis de la religion ou de la politique suintent, de J’aurais pu croire ou Vos dieux ont les mains sales, percutées par le symbolisme fouillé de 7 ou Le dragon sommeille, tandis qu’Akhenaton signe avec L’Aimant une chronique touchante de son adolescence désargentée. La densité du verbe et la richesse des thèmes et des références plongent les auditeurs dans un cosmos total.

Avec ses deux consoles vingt-quatre pistes, la Blaque offre des possibilités inédites : “Jusque-là, on bidouillait, on copiait des pistes sur d’autres pistes pour gagner de la place sur les bandes. A la Blaque, quand on suggérait ces solutions à Dan Wood, il nous disait : ‘Pas la peine, vous avez encore trente pistes de libres  !”, rigole Kheops. Les Marseillais mettent ainsi au point une production racée, faite d’empilages de samples et d’instrumentations live dont s’échappe une myriade de mots et phrases scratchés par Kheops, un élément narratif central dans l’esthétique IAM. “On passait des heures à fouiller des films, des docus ou des disques pour enfants pour trouver ces phrases. C’était assez drôle”, remarque le DJ.

Le groupe s’envole pour Greene Street Recording à New York

Dans ce mégamix qui emprunte à Walt Disney, James Cameron ou Victor Hugo, le 33t Temples de Karnak – Thèbes aux cent portes, composé par Georges Delerue pour le spectacle Son et Lumière de Karnak, occupe une place de choix, où Kheops pioche des citations à la gloire de l’Egypte ancienne, dont l’histoire fascine le groupe. Derrière les machines, Imhotep découpe et agence ces sources que tous se régalent à débusquer. “Ça crépite de partout, des tûûût, des yeaaaaah, exulte Kheops. On adorait ça, au point que quand on avait fini un titre, on demandait à Dan combien il restait de pistes libres, et on remplissait.”

Une liberté indissociable de l’époque où les procès n’ont pas encore remis en cause le sampling : “Les ayants droit n’étaient pas gourmands. Sur Tam-Tam de l’Afrique, Stevie Wonder nous a pris juste 10 % pour le sample de Pastime Paradise. Il avait demandé la traduction du texte et ça lui a plu”, confie Imhotep. Lorsqu’au bout de deux mois, le groupe s’envole pour Greene Street Recording, Sansano s’empare des bandes : “Le fait qu’il soit présent depuis le début a tout changé, détaille Imhotep. Il nous a apporté une précision fondamentale dans l’enregistrement. Sur bande, tout doit être parfait, surtout quand tu as trois breakbeats, trois samples et deux lignes de basses par morceau… Lui avait mixé Public Enemy, il savait faire.” Quatre mois plus tard, le vaisseau impérial est prêt à envahir l’Hexagone.

Précédé d’un ep, Ombre est lumière sort en novembre 1993 sous la forme d’un double CD de 38 titres – une première dans l’histoire du rap – et bouleverse la carrière du groupe. “On a senti que quelque chose se passait au milieu de la tournée qui a suivi, explique Shurik’n. Brusquement, il a fallu louer des salles plus grandes, passer de 500 à 3 000 places.” Et pour cause : le label souhaitait sortir en single Je ne veux plus voir personne en Harley Davidson, qui moque les bikers sur fond d’héritage gainsbourien. Mais le groupe a imposé un remix de Je danse le Mia, qui se retrouve bastonné sur les ondes. Appuyé sur un sample de George Benson, rehaussé d’un clip de Michel Gondry, le titre propulse IAM au sommet des charts. “A la base, c’est un morceau de scène qui faisait rigoler les gens du Sud, le Mia est un personnage local. On ne pensait pas que ça prendrait cette ampleur”, indique Imhotep. Le groupe vit mal ce succès : “Je ne pouvais plus sortir de chez moi, on était dépassés, se souvient Akhenaton. Et on était surtout déçus que ce soit ce titre qui nous représente, plutôt qu’un rap plus orthodoxe.” Le groupe met un coup d’arrêt à cette folie : récompensés en tant que groupe de l’année aux Victoires de la musique en 1995, ils y interprètent le crépusculaire Sachet blanc à la place de leur hit. Et pendant huit ans, IAM ne jouera plus le Mia.

IAM devient célèbre : le succès attire les ayants droit

“Ça a été le début d’autre chose”, pose Imhotep. Dont acte : alors que personne n’avait inquiété IAM pour des samples, le succès attire les ayants droit. “Pour Le Soldat, on voulait utiliser un sample de Charles Mingus, reprend-il. Il était sur un catalogue à l’abandon, mais on avait fait les démarches, envoyé des lettres d’avocats. Sans réponse, mais avec la sensation d’avoir fait les choses dans les règles, on l’a utilisé.” Quelque temps plus tard, un label français rachète le catalogue en question et trouve leurs courriers. Entre-temps, IAM est devenu célèbre : “Ils nous sont tombés dessus. Il a fallu rembourser tout ce qu’avait généré le titre, et des dommages et intérêts. La gifle  !” Dans le milieu rap, c’est le destin “commercial” d’IAM qui est raillé par les ayatollahs de l’underground. Une polémique stérile à laquelle le groupe répondra l’année suivante avec Reste underground.

La fin de la tournée sonne la fin des vacances : “C’est surtout la fin de l’adolescence, le début des inquiétudes d’adulte

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analyse Akhenaton. Le business ronge notre insouciance, mais il y a aussi le temps qui passe. Désormais, nos vies sont plus confortables, mais aussi plus ternes, plus inquiètes.” De fait, Ombre est lumière est l’œuvre la plus aboutie d’IAM, cristallisant toutes ses dimensions avec clarté, à la fois sérieux, amer, réaliste, martial, drôle et mystique. “Pour moi, c’est le véritable album d’IAM, la pierre angulaire, résume Akhenaton. Tout le monde considère L’Ecole du micro d’argent comme notre chef-d’œuvre, mais il n’est qu’une extrapolation des morceaux les plus orthodoxes, les plus rigoureusement rap d’Ombre est lumière.”

En 2015, IAM hésite entre nostalgie et amertume en regardant dans le rétro

Après les critiques des rappeurs et des juges, c’est un autre pan de l’histoire qui disparaît en 2010, avec le décès de Luca Minchillo. En 2015, IAM hésite entre nostalgie et amertume en regardant dans le rétro : “Ce disque a ouvert la voie à beaucoup de choses, résume Imhotep. Mais nous avons aussi compris qu’on ne changerait pas le monde. La société, le poids de l’histoire et de l’ignorance font qu’on se retrouve, vingt ans après, avec les mêmes combats. C’est à partir de ce disque qu’on a commencé à perdre nos illusions.” Mais à l’écoute de ce monument aujourd’hui réédité, l’ambiance est intacte. Peut-être qu’au 112 Greene Street, dans les sous-sols du magasin Vuitton, errent encore une poignée de gamins débarqués de Marseille, serrant contre leur cœur des rêves de réussite, le loyer d’un petit appartement du Panier et des samples de funk. Innocents, enthousiastes, ils n’ont pas encore entendu le verdict du juge dans l’affaire du copyright de Mingus, ni assisté aux attentats de janvier. Et ne se doutent pas qu’ils vont laisser ici une part de leur innocence, qui n’existera désormais plus que sur disque.

Réédition Ombre est lumière en plusieurs versions, dont un coffret 4 CD + DVD (Delabel/Warner)

Concerts Akhenaton, les 27 et 28 mars à Paris (Gaîté Lyrique)  ; IAM, le 22 mai à Saint-Laurent-de-Cuves, puis tournée estivale

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2015/04/0...

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