L’anarchie pour les nuls

, par  Vincent Ostria , popularité : 2%

La Commune de paris

Pour certains, l’anarchie est une vieille lune, une affaire réglée une fois pour toutes. C’est une nébuleuse sans queue (et surtout) ni tête, qui a le mérite de ne pas interférer avec les magouilles des partis et des politiciens, puisqu’elle ignore les élections et n’a pas de chef de file. Aujourd’hui l’anarchie, ou l’anarchisme, ne sont plus que des mots, des synonymes de désordre.

Pourtant on a tout faux : l’anarchie ne prône nullement le désordre. C’est une des nombreuses idées reçues que s’attachent à pourfendre Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’université de Montréal, et son père Thomas Déri, figure de l’édition québécoise (né en France), dans leur excellent opuscule, L’Anarchie expliquée à mon père. Se livrant à une sorte de joute socratique, le père, nanti d’un solide bagage historico-politique, interroge le fils qui est un spécialiste du sujet. Et on apprend beaucoup de choses sur cette doctrine politique qui prit son essor au XIXe siècle, sur ses vertus et ses dérives.

Une héritage de la Grèce antique

Avant tout, il s’agit de la définir. Pour Francis Dupuis-Déri, l’anarchie c’est la vraie démocratie, héritée de la Grèce antique, “plus précisément d’Athènes, un régime politique où le pouvoir est détenu par une assemblée populaire où tous les citoyens peuvent directement participer aux délibérations sur les affaires communes”. “Anarchie” est devenu un terme péjoratif. A l’origine cela signifiait : “sans pouvoir”. “An”, suffixe privatif, est accolé au mot “arkhé”, hiérarchie, commandement (ou “anarkhia”, absence de chef). Selon Francis Dupuis-Déri, “anarchie”, “aujourd’hui c’est le mot qui remplace ‘démocratie’, pour faire peur, pour effrayer l’opinion publique et pour critiquer les initiatives populaires”. La démocratie moderne n’est qu’une pâle copie et un dévoiement de la démocratie originelle. Et l’anarchie n’est pas le désordre, mais la démocratie absolue, où chacun participe aux décisions concernant la vie de la cité.

20 000 attentats en Russie

Après, on ne peut pas oublier que les premiers anarchistes officiels, ceux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe furent aussi les premiers terroristes modernes. Les auteurs se livrent à un recensement non exhaustif mais assez impressionnant de leurs attentats (il y en aurait eu par exemple 20 000 en Russie entre 1902 et 1917). Après avoir défini l’anarchisme et retracé son histoire, les auteurs recensent les différentes sortes d’anarchisme (anarcho-individualisme, anarcho-syndicalisme, anarcho-communisme, ou même anarcho-queer, etc.) et les principaux théoriciens du genre. Ils admettent les travers des anarchistes. Notamment leurs tendances dans l’ensemble plutôt machistes, bien qu’une de leurs figures de proue fût Louise Michel. Et ils rappellent que Pierre-Joseph Proudhon, célèbre écrivain anarchiste, connu pour son “la propriété c’est le vol”, étaient un antisémite acharné.

Les grands théoriciens de l’anarchisme seront les Russes Bakounine et Kropotkine. Aujourd’hui, pour le grand public, le décorum anar, succinct, est un peu tout ce qui subsiste du mouvement. Il se réduit essentiellement au drapeau noir et au A cerclé que l’on connaît bien. Le drapeau noir s’inspire des pirates d’antan. Selon la légende, Louise Michel l’aurait brandi la première au nom de l’anarchisme, lors d’une manifestation en 1883. Le A entouré d’un cercle est, lui, on l’apprend, beaucoup plus récent. Il a été inventé à Paris en 1964 par des membres du groupe des Jeunes Libertaires (“libertaire” étant une autre appellation de l’anarchiste). Le succès de ce logo ne se dément pas dans le monde (tee shirts, graffitis), bien que l’anarchisme stricto sensu ne soit plus spécialement populaire.

Black Block et Anonymous

On en trouve quand même régulièrement des résurgences : chez les terroristes d’extrême-gauche et les autonomes des années 1970-80, chez les Black Blocs et les altermondialistes des années 1990 et 2000, et chez les Anonymous, hacktivistes d’Internet. Les auteurs examinent ensuite les modalités d’application de l’anarchie selon les critères idéaux de ses adeptes. C’est là où le bât blesse, car on ne peut pas envisager de société anarchiste, selon ses principes hautement démocratiques, si quelques membres de la communauté sont hostiles à ses principes.

Ensuite, on peut soulever quelques problèmes découlant de l’éventuelle application de l’anarchisme, auxquels Francis Déri et son père n’accordent pas une grande importance. Notamment à propos de la police, honnie par les anarchistes puisqu’elle représente la forme d’autorité la plus visible et constante. “Que faire si un maniaque armé d’une tronçonneuse attaque ses voisins ?”, se demande Francis Dupuis-Déri, avant de répondre : “La communauté se réunira probablement pour trouver, ensemble, une solution.” Si la seule parade aux crimes est la concertation a posteriori, on se doute bien que dans une société anarchiste les citoyens lambda seront sans défense, à la merci du moindre alcoolique à la gâchette facile.

Mais pour les auteurs, une grande partie de la violence provient de la disparité entre les riches et les pauvres dans notre monde industriel. Pour un anarchiste, les délinquants ce sont les riches : “La bourgeoisie est composée de voleurs en veston-cravate qui vivent dans un luxe qui ne peut exister que si d’autres travaillent pour dégager des excédents”. Bref, pour aller vite, l’anarchie reste un vœu pieux, une belle utopie altruiste et égalitaire, qui pourrait difficilement devenir une norme. Selon FDD lui-même, les réflexions anarchistes sont plutôt fondées sur un rejet des contraintes. Rien de clairement constructif chez les théoriciens. “Il y a bien peu d’écrits au sujet de l’économie et de propositions économiques pour refonder la société sur des bases anarchistes.”

En fait, l’anarchie est avant tout une force de résistance, un garde-fou aux dérives autoritaires de la société. “Il est possible de concevoir l’anarchisme comme un processus ou une mise en tension dans un cheminement, jamais terminé, vers l’anarchie.” Une force libertaire d’avant-garde dont les idées qui paraissent utopiques à l’origine, finiront par être appliquées par la société bien plus tard. Comme l’explique FDD, une partie des revendications des anarchistes de la fin du XIXe siècle est entrée dans les mœurs au XXIe siècle.

L’Anarchie expliquée à mon père de Thomas Déri et Francis Dupuis-Déri. Ed. Lux (Coll. Instinct de liberté), 244 p., 10€

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2014/03/2...

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