“La méritocratie est un mythe ! La mobilité sociale demeure une exception”

, par  David Doucet , popularité : 2%
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Reuters - Stringer Shanghai

Comment un ordre social inégalitaire parvient à se maintenir ? C’est la question au cœur des recherches de Jules Naudet. Au cours de sa thèse soutenue en 2010, ce sociologue de 32 ans s’est intéressé aux parcours de réussite d’individus issus de milieux défavorisés en France, aux Etats-Unis mais également en Inde. “Je crois que j’aime étudier les points de rencontres entre des groupes sociaux défavorisés et l’élite”, explique t-il posément. Après la publication de sa thèse aux Presses universitaires de France, Pierre Rosanvallon, dans le cadre de sa collection Raconter la vie lui demande de sélectionner une personnalité parmi les 150 entretiens qu’il réalisés, afin d’en raconter l’histoire dans un livre à part. Naturellement Jules Naudet porte son choix sur Franck. Fils d’ouvrier, ce très grand patron, qui n’a pas voulu apparaître sous son vrai nom, dirige aujourd’hui la filiale d’un des principaux groupes pétroliers internationaux mais n’a pas adopté les codes du monde auquel il appartient désormais. Son itinéraire offre un autre modèle : celui de la survalorisation des origines populaires comme une arme de pouvoir aux services de convictions néolibérales. Entretien.

Quel bilan tirez-vous de l’observation de ce grand patron issu d’un milieu ouvrier ?

Jules Naudet - Un bilan très positif dans l’ensemble, car la trajectoire de Franck aide à la fois à comprendre ce qui se joue dans l’expérience de la mobilité sociale et à comprendre le rapport que beaucoup d’entre nous avons à la réussite sociale. Franck fascine par son parcours hors norme. Il est né en 1958 et est issu de l’immigration italienne. Il a grandi en banlieue lyonnaise, à Givors, en plein dans le couloir de la chimie. Son père travaille dans une usine appartenant au groupe Rhône-Poulenc ; sa mère est caissière dans un supermarché. Ses parents se disputent quotidiennement de manière violente. Franck a peu d’atouts pour réussir. Et pourtant il réussit, atteignant les plus hautes sphères de l’élite économique française. Il incarne donc l’exemple parfait de celui qui parvient à déjouer les lois sociales de la reproduction. Mais il y a aussi de la reproduction dans son parcours : Franck reproduit le modèle du patron typique. Et il devient un grand dirigeant, au discours patronal décomplexé typique. Il se plaint du déclin de la France, pays selon lui incapable de prendre exemple sur ce qui se fait aux Etats-Unis ou ailleurs, et il dénonce régulièrement les taux d’imposition trop élevés, les normes sécuritaires trop nombreuses et qui entravent l’activité économique, etc.

Ce qu’il faut en effet bien voir, c’est que les classes dominantes parviennent à demeurer stables malgré l’arrivée de nouveaux membres en leur sein. Que la mobilité sociale ne bouleverse pas l’ordre social. Si les personnes originaires des milieux populaires demeuraient vraiment fidèles à leur groupe d’origine, il serait beaucoup trop “dangereux” pour l’élite en place de les accueillir en leur sein. Ce sont donc des personnes déjà converties qui arrivent dans l’élite. C’est donc là que plutôt que d’utiliser la métaphore de l’ascenseur social, sans cesse mobilisée dans les médias, il est intéressant d’utiliser une autre métaphore mécanique, celle de la classe sociale comme un autobus qui, à la fin de son trajet, ne contient plus les mêmes voyageurs qu’au départ. La réussite de ceux qui parviennent à changer de classe affecte certes la composition de l’élite, mais ne suffit pas à la liquider. Au contraire, l’entrée dans la classe dominante implique nécessairement un long processus d’apprentissage des codes légitimes dans ce nouveau groupe. Il faut que tout change pour que rien ne change en quelque sorte. Comment peut-on passer d’une enfance ouvrière à Givors à être un grand patron qui met en place des plans sociaux concernant des centaines ou des milliers de personne ? Cela me semble être une question très importante. Franck a beau avoir conservé des manières très populaires, il n’en demeure pas moins un vrai patron. Et c’est pour ça qu’il a été placé à la tête de la filiale France de son groupe.

A ce propos, il m’a aussi semblé important de ne pas passer sous silence, pour des raisons idéologiques, à quel point Franck peut être un patron sympathique et attachant. Faire un portrait de Franck en méchant patron aurait été trop simple. Il me semble en effet qu’une critique de la domination économique doit parvenir à se confronter à ce fait essentiel : la force du capitalisme repose sur sa capacité à désarmer la critique en se réappropriant les outils de la contestation. C’est ce qu’ont magistralement montré Eve Chiapello et Luc Boltanski. Franck est une incarnation originale de ce nouvel esprit du capitalisme. Il en est même un virtuose. C’est la force du capitalisme que de parvenir à placer à la tête des grands groupes des gens aux personnalités et au charisme forts tels que Franck ou d’autres plus connus comme Patrick de Margerie, Xavier Niel, Steve Jobs, Bill Gates, etc.

Dans votre livre, vous expliquez que Franck “refuse la voie du mimétisme”. Est-ce que son parcours est atypique ?

Des écrivains français comme Annie Ernaux, Paul Nizan ou aujourd’hui Édouard Louis ont insisté sur la douleur née de la mobilité. Elle implique la honte de ses parents et de tout ce qu’ils représentent. La honte du milieu d’origine grandit à mesure qu’on s’approprie les façons de penser de la classe supérieure. La honte des origines, dans le même temps, appelle la honte de la honte des origines. Elle génère la culpabilité du reniement familial. On a, à l’inverse, notamment dans la littérature du XIXe siècle, la figure de l’ambitieux et du légitimiste avec des Julien Sorel, des Rastignac, des Bel-Ami qui vont mimer les codes leur nouveau groupe et essayer de s’y fondre. Ces deux types d’expérience de la mobilité ne sont pas antinomiques et peuvent aller de pair. Mais Franck lui donne à voir un autre rapport à ses origines. Il a converti ses origines populaires en ressources, en arme, et se montre un as du retournement du stigmate. Sa survalorisation de ses origines sociales lui sert d’alibi pour justifier des décisions parfois impitoyables. Il tire une véritable force d’être un des rares exemples de la méritocratie et d’avoir su déjouer les pièges de la reproduction sociale. Il a su se faufiler dans les failles de la structure sociale. Il n’est ni dans le légitimisme radical ni dans un attachement ouvriériste à son milieu d’origine. Franck est aussi à l’aise dans le HLM de ses cousins que dans les salons de l’Automobile Club de France. Il essaye de faire coexister aussi pacifiquement que possible son statut de grand patron avec des façons d’être héritées de son milieu d’origine, qui sont pourtant considérées comme impropres au sein de la grande bourgeoisie parisienne.

Avoir grandi dans un milieu ouvrier est-il encore majoritairement vécu comme une souffrance ?

Ce que mes travaux précédents sur cette question (Entrer dans l’élite, PUF, 2010) m’ont permis de montrer, c’est que cette tension entre les deux mondes va être gérée de manière différente selon les pays dans lesquels on vit. En Inde, on a beau réussir professionnellement, on continue à être défini par sa caste. Et cela rend particulièrement difficile, non seulement de s’intégrer à un groupe majoritairement composé de membres des castes supérieures mais aussi plus difficile de se détourner de sa caste d’origine. En conséquence de cela, la réussite va s’accompagner d’une très grande solidarité à l’égard du groupe d’origine, avec un mot d’ordre clé : il faut rembourser sa dette à la société ! Et beaucoup de mes interviewés ont ainsi monté des systèmes de micro-crédit, des bourses à destination d’étudiants pauvres, ouvert des écoles ou des bibliothèques dans leur village d’origine…

A l’inverse, en France, on est loin d’observer une telle systématicité de ces pratiques de solidarité. Ce qui apparaît, c’est le sentiment beaucoup plus fréquent d’un profond isolement, d’un sentiment de n’appartenir ni à un groupe ni à un autre. On note également que la mobilité est tout particulièrement vécue sur le mode d’une quête de ce que beaucoup de mes interviewés appellent “les codes”. Ce qui ressort de leurs discours, c’est l’idée d’une société française marquée par des frontières de classe très rigides, par l’idée qu’il est extrêmement difficile d’acquérir les dispositions les plus légitimes, qui sont le sésame pour se sentir à sa place au sein du nouveau groupe. C’est beaucoup moins le problème des Américains pour qui la réussite semble beaucoup plus “aller de soi”. Leurs récits semblent beaucoup plus marqués par une tendance à nier que la mobilité sociale implique une transformation de soi radicale. Ils semblent convaincus qu’aux Etats-Unis les différences de statut sont avant tout économiques, mais qu’il n’existe pas de différences profondes dans les manières de penser d’un ouvrier et d’un cadre dirigeant. En ressort donc l’idée d’une société caractérisée par un continuum des positions plus que par des groupes fortement différenciés et séparés par des frontières rigides. On a donc le sentiment d’une société sans classes, qui serait unie autour de valeurs communes, fortement intégratrices.

Par-delà ces spécificités nationales, il est aussi important de se pencher sur les spécificités des trajectoires individuelles. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi Franck ne correspond pas au modèle le plus répandu en France. Ce que je montre dans mon ouvrage Entrer dans l’élite, c’est que les récits de réussite sont marqués par l’influence composite des répertoires culturels et des idéologies qui dominent au sein du pays, de la famille, du milieu professionnel, des établissements scolaires et universitaires fréquentés, de la génération, de la classe d’origine, du quartier et, le cas échéant, de la caste ou du groupe minoritaire auquel on appartient. Il est donc important de chercher à voir si l’ensemble des idéologies à ces différents niveaux sont plutôt assonants ou plutôt dissonants. Prenons par exemple deux fils d’ouvrier travaillant dans la même usine d’automobile en région parisienne. Celui qui a grandi dans un quartier bourgeois (car sa mère était gardienne d’immeuble), avec des parents catholiques, est passé par des établissements de centre-ville fréquenté par des élèves de milieu social aisé aura certainement une vision du monde et une vision de sa trajectoire très différente que celle d’un enfant d’ouvrier travaillant dans la même usine mais qui a grandi dans une cité HLM, avec des parents militants communistes, a fréquenté des établissements classés ZEP et a été exposé que très tardivement au choc de l’altérité sociale. L’analyse que je fais de la trajectoire de Franck permet, me semble-t-il, de saisir ce qui fonde la spécificité de son rapport à ses origines.

Comment ce dirigeant de l’un des plus grands groupes pétroliers mondiaux utilise t-il ses origines populaires comme arme de pouvoir ?

Franck est un véritable virtuose de la conversion de son origine populaire en ressource. Avoir grandi dans un milieu ouvrier est pour lui un badge d’honneur, qui s’avère aussi être une arme de pouvoir. Que ce soit lorsqu’il la mobilise pour séduire des ministres, pour créer un lien entre lui et ses subordonnés, pour se motiver, pour convaincre les autres du bien-fondé de ses positions ultralibérales, etc. Son parcours hors du commun lui offre donc une ressource d’une grande puissance. Et c’est pourquoi dans mon livre j’ai cherché à développer une véritable critique de ce discours de l’authenticité. Parce qu’une société inégalitaire qui prétend être méritocratique ne peut faire autrement que de valoriser le parcours de ceux qui ont réussi à franchir les obstacles que créent ces inégalités. L’expérience de Franck est valorisée pour son caractère exemplaire, elle est valorisée car elle contribue à rendre plus acceptables des réalités pénibles et injustes. La valorisation des expériences négatives participe en quelque sorte d’une légitimation de l’ordre social.

Si aujourd’hui le fait de réussir alors que l’on est issu d’un milieu populaire est largement valorisé en France, cela n’a cependant pas toujours été le cas. Les travaux d’historiens sur l’accession à la noblesse de robe de marchands parisiens au XVIIIe siècle, soit à une période où le préjugé nobiliaire était extrêmement fort, mettent clairement en évidence à quel point le succès de la stratégie d’accès à un office royal implique de parvenir à effacer toute trace de la condition antérieure. Un peu plus tard, entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, les ouvrages médicaux insistent sur les symptômes cliniques propres aux ambitieux, voués à la mélancolie. Le désir de mobilité sociale était donc clairement considéré comme une pathologie et l’expérience du populaire n’était pas encore valorisée au sein de l’élite.

Ce n’est que progressivement que s’est imposée l’idée qu’il existe une certaine valeur à être originaire de milieu populaire et à parvenir à s’extraire de ce milieu et que, à la suite de cela, ont pu s’établir des discours visant à valoriser le populaire au sein de l’élite. Chaque tentative de faire passer l’origine populaire pour une ressource est avant tout permise par un contexte socio-politique qui autorise, voire encourage une telle tentative. En cela, Franck nous dit beaucoup de choses sur la société dans laquelle nous vivons.

Vivons-nous dans une société véritablement méritocratique ?

La mobilité sociale, et plus encore les mobilités extrêmes, demeurent des exceptions. Ces exceptions, malgré tous les efforts que l’on déploie pour se persuader que nous vivons dans une société juste, ne suffisent pas à gommer le fait que la reproduction sociale demeure la règle. Le poids de l’immobilité s’impose comme une évidence pour les générations les plus récentes, et de manière particulièrement forte en cette période de crise. Il faut en outre bien se rappeler que pour qu’il y ait des “gagnants”, il faut nécessairement des “perdants”. La mobilité sociale ne peut en aucun cas être un idéal de société car elle ne permet qu’une inclusion limitée et se réalise aux dépends des plus faibles. La méritocratie repose au fond sur une aristocratie des talents. Pour reprendre le mot de Jean-Claude Passeron : “Le fait que le fils de ministre ait autant de chances de devenir balayeur que le fils de balayeur de devenir ministre pourrait ne rien changer de fondamental aux rapports sociaux entre le ministre et le balayeur.” Il est donc fascinant de voir que les quelques personnes qui passent à travers les mailles du filet servent d’alibi pour entretenir le mythe selon lequel nous vivons dans une société méritocratique, une société dans laquelle “quand on veut, on peut”.

Comment expliquez-vous que la mobilité sociale relève encore de l’exception ?

On vit dans une société inégalitaire dans laquelle les privilégiés cherchent à renforcer leurs privilèges. On entretient pourtant le mythe de la méritocratie et de l’école républicaine permettant à chacun de s’élever. On ne donne pourtant pas les mêmes chances à un enfant qui a grandi dans la ZEP de Givors et à un enfant du XVIe arrondissement ou de Neuilly. Il y a parfois des exceptions, comme Franck qui a réussi à s’échapper de son milieu. Mais j’ai écrit ce livre pour qu’on se fasse moins piéger par la célébration de la méritocratie et des récits de réussite. Il ne faut pas oublier que des personnes comme Franck restent de très rares exceptions. Franck se persuade qu’il vit dans une société égalitaire où chacun est rétribué en vertu de son travail. Il n’arrive pas à voir que la classe dominante, à laquelle il appartient dorénavant, fonctionne selon des logiques de classe défendant ses intérêts. L’élite parle de méritocratie mais défend ses privilèges. Défendre ses privilèges, c’est aller contre la méritocratie. Car c’est faire en sorte que ses enfants aient plus de chances que les enfants des classes populaires. Il y a bien d’autres explications plus détaillées aux lois de la reproduction sociale mais j’invite pour cela les lecteurs à aller lire des ouvrages de sociologie !

Propos recueillis par David Doucet

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Jules Naudet, Grand patron, fils d’ouvrier, Seuil, raconter la vie, 2014.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/08/1...

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