Le Sénat propose de légaliser le piratage du patrimoine écrit du XXe siècle

, par  Olivier Duquesne (DaffyDuke) , popularité : 2%

Ignorant le droit exclusif des auteurs, et notamment leur droit moral de divulgation, le parlement français s’apprête à faire main basse sur le patrimoine écrit du XXe siècle au bénéfice des éditeurs qui ont abandonné l’exploitation de ces œuvres et au détriment du public à qui elles sont destinées, des bibliothèques qui les ont préservées, et surtout de la plupart de leurs auteurs. Le but premier de cette loi est de court-circuiter une proposition de directive européenne qui prend en compte l’intérêt public et les droits des auteurs.
La proposition de loi

Une proposition de loi [1] relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle a été présentée au Sénat par le sénateur Jacques Legendre. Cette loi a pour objectif de réaliser en France ce que Google et quelques associations d’auteurs et d’éditeurs voulaient réaliser aux États-Unis dans le cadre d’un accord transactionnel de « class action » qui fut rejeté par la justice états-unienne. Elle vise à mettre en place une structure, une société de gestion collective obligatoire (SGCO), qui aurait un monopole du droit d’autoriser ou d’interdire l’exploitation de toutes les œuvres françaises du XXe siècle, hors domaine public, qui sont indisponibles car non exploitées par les éditeurs qui en détiennent les droits d’impression.

Il s’agit de près de 500 000 ouvrages qui ne sont plus en vente faute de rentabilité commerciale et qui ne restent accessibles que grâce aux bibliothèques. La SGCO contrôlerait le droit exclusif (sic) des auteurs, sans même en rechercher les ayants droit pour leur demander leur avis, afin de numériser les livres et permettre aux éditeurs de les exploiter sous forme numérique. Les auteurs des livres ne pourraient se désengager que sous des conditions très limitatives. Ce projet a été préparé de longue date [2], les détails en restant secrets, notamment par le ministère de la Culture, le Syndicat National de l’Édition (SNE) et la Société des Gens De Lettre (SGDL). Ces organisations n’avaient pas de mots assez durs pour fustiger l’accord Google, qui « n’[était] pas conforme au droit de la propriété littéraire et artistique » mais qui le devient subitement quand les mêmes acteurs font du Google sans Google, en empiétant encore plus sur les droits exclusifs des auteurs.

Dans son rapport de 2008 sur les œuvres orphelines [3], le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) insistait, tout au contraire et à l’instigation des mêmes acteurs, sur la nécessité absolue de « recherches sérieuses et avérées » des ayants droit avant toute exploitation non autorisée des œuvres.
La cible : une proposition de directive européenne

La première cible de cette proposition de loi est manifestement la proposition de directive européenne sur certaines utilisations autorisées des œuvres orphelines [4], les œuvres dont les auteurs ne peuvent être localisés par une recherche diligente dans les sources d’information professionnelles appropriées. Elles forment un contingent important des œuvres indisponibles. Plutôt que de laisser ces œuvres dans l’oubli, la directive propose en particulier d’en permettre l’exploitation numérique gratuite au bénéfice du public par les institutions qui les ont préservées, dans le cadre de leurs missions de service public. Cela n’exclut nullement de dédommager les ayants droit qui se manifesteraient et ne saurait ainsi en léser financièrement aucun. La proposition de directive prévoit également une possibilité d’exploitation payante pour les usages commerciaux, qui limiterait une concurrence éventuelle faite aux autres œuvres

Cette proposition de directive est particulièrement équilibrée et adaptée au monde numérique. Quel auteur, sachant qu’aucun ayant droit ne sera là pour bénéficier financièrement de ses droits, voudrait ralentir la diffusion de son œuvre en exigeant un paiement ? Le mal est bien sûr moindre dans un cadre commercial où la mise à disposition est de toutes façons payante.

Tout auteur veut, avant toute chose, un public. Créer sans son accord un obstacle, financier ou autre, à la divulgation de son œuvre, comme le prévoit la proposition sénatoriale, est l’atteinte la plus violente que l’on puisse porter à son droit moral. Ce serait ici au bénéfice des éditeurs puisque, par définition, aucun ayant droit n’est en état de bénéficier du paiement. Et ce serait aussi au bénéfice des auteurs actifs membres de sociétés d’auteurs qui pensent ainsi – et ne s’en cachent pas [5] – se débarrasser de prétendus concurrents, par la loi plutôt que par l’originalité de leurs écrits. Cela souligne s’il le fallait encore l’atteinte au droit moral.

Un nombre croissant d’auteurs, notamment dans le monde universitaire qui en compte beaucoup, choisissent aujourd’hui de mettre leurs œuvres en accès ouvert sur l’Internet pour favoriser la diffusion de leurs idées, puisque l’exploitation numérique peut se faire à coût marginal nul. On peut donc encore plus légitimement penser que bien des auteurs de ces œuvres orphelines en feraient autant pour les sortir de l’oubli.

On constate donc que cette proposition de loi, qui risque de léser gravement nombre d’auteurs dont la plupart ne sont plus là pour se défendre, a été négociée précisément par les représentants de ceux, éditeurs ou auteurs, qui n’ont guère à en redouter les effets mais qui en tirent avantage et considèrent explicitement les œuvres orphelines comme une concurrence.
Et pour quelques dollars de plus

La diffusion imprimée a toujours requis des investissements coûteux qui imposaient en pratique que l’exploitation soit commerciale, et il était donc systématique de réserver pour l’auteur une part du revenu. Mais ce principe ne va plus de soi dans un univers numérique qui permet une mise à disposition sans coût, et un nombre croissant d’auteurs choisissent d’augmenter leur public par la diffusion ouverte de leurs œuvres, comme le montre le rapport du CSPLA de 2007 sur la mise à disposition ouverte des œuvres de l’esprit [6].

Présumer que les auteurs des œuvres indisponibles, donc ayant un faible succès commercial, souhaitent être diffusés numériquement de façon lucrative plutôt que gratuitement est donc manifestement abusif. L’imposer va à l’encontre de l’objectif affiché de relancer la littérature du XXe siècle, et empiète sans nécessité aucune sur le droit exclusif des auteurs à interdire l’usage et l’exploitation de leurs œuvres. C’est pourtant ce qui est prévu dans la proposition de loi, éventuellement contre la volonté des auteurs. L’accord Google n’en faisait pas tant et aurait été compatible avec la proposition de directive européenne.

On peut d’ailleurs se demander si un auteur décidant d’exploiter lui-même sur l’Internet son propre livre, publié au XXe siècle et indisponible, risquerait alors des poursuites en contrefaçon et une condamnation à 3 ans de prison et 300 000 euros d’amende.

Un accord cadre [2], dont les détails sont restés secrets, prévoit de financer la numérisation de ces livres par le grand emprunt pour les investissements d’avenir, donc par de l’argent public. Vu le faible intérêt commercial des œuvres dans le public, cela serait surtout remboursé par les paiements des bibliothèques et d’autres établissements de conservation et mise à disposition des œuvres. C’est donc en fin de compte l’argent public des collectivités territoriales et de l’État qui servira à rembourser l’argent public de l’État, pour permettre à des organisations privées d’accaparer un patrimoine qui n’est nullement une propriété collective des auteurs et des éditeurs.

Cette proposition de loi aux motifs spécieux, très technique et peu compréhensible pour les non-spécialistes, se cache sous des oripeaux juridiques pour fouler aux pieds tant l’intérêt public et l’intérêt du public que les fondements du droit d’auteur et notamment du droit moral dont la France a coutume de s’enorgueillir.

Les problèmes qu’elle prétend résoudre peuvent l’être bien plus efficacement par d’autres méthodes plus équitables, plus transparentes et plus conformes à l’intérêt public. L’action de l’Union Européenne va dans ce sens avec sa proposition de directive sur les œuvres orphelines, avec la bibliothèque numérique Europeana et avec la base de données ARROW.

Voir en ligne : L’article original

Cet article est repris du site http://www.clx.asso.fr/spip/Le-Sena...

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