Le (dé)goût ça s’apprend*

, par  lapinardotheque , popularité : 1%
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Parfois, l’envie d’écrire un billet me prend comme ça, dans les situations les plus improbables.

Mettons -pour ceux qui ont suivi, j’ai fait l’acquisition il y a quelques mois d’une minuscule crevette devenue grosse gamba- que je sois en train de nourrir l’engin.

Je me refuse aux pots-tous-prêts donc tous les matins je prends le temps de découper, peler, préparer des légumes. Variés. De saison, si possible. Ce matin, c’était mâche et patate. Cuite, la mâche (essentiellement pour des raisons turpides et digestives que je m’abstiens de commenter plus avant). Première fois pour moi, mais dans ma caboche : ça ressemble à des épinards, et puis on cuit certaines salades, celle-ci est toute fraiche, allons-y.

Mise en route du cuiseur vapeur, quand soudain…

Une odeur étrange plane.

Soyons moins poétique, disons-le franchement : ça pue. Ca schlingue. On croirait un ventre de rat crevé cuit au soleil, recuit même, duquel s’échappe des vers gigotants et luisants.

Anybref : vais-je donner ça à la chair de ma chair ?

Grave que oui. La salade est belle, fraiche, les patates sont… ben ce sont des patates. Y a rien de mauvais là-dedans. Juste une odeur désagréable.

Je plonge la cuiller dans la mixture verte peu ragoûtante- oui, avouons-le, la couleur s’y met aussi, un verdasse moche et pas engageant – et….

Le suspense est insoutenable.

La gamba ouvre la bouche, petite langue rose, la mixture trouve sa destination : elle mange. Et même, elle pousse des petits grognements de plaisir.

Ou cette enfant est d’un naturel particulièrement conciliant, aimable et sage -tout le portrait de sa mère- ou bien en fait, les bébés sont les meilleurs goûteurs du monde. Parce qu’ils goûtent sans aucun a priori. Qu’une odeur rebutante pour un adulte ne l’est pas pour un bébé. Qu’une couleur zarbi ne les effraie pas.

Mais !

Je dis souvent, quand je fais des dégustations avec des adultes : laissez-vous faire, oubliez que vous êtes adultes. Revenez à votre goût d’enfant. Oubliez le vécu, la culture, les constructions que vous avez pu faire de votre goût.

Mais il y a mieux : il faudrait pouvoir goûter comme des bébés. Sans se dire "ça pue, j’y touche pas", "c’est moche, beurk".

Parce que les enfants, même tous petits, sont déjà très conditionnés.

Prenons la glace à la pistache (et ce n’est pas au hasard, la pistache étant le goût le plus vendu après la … vanille).

Ça ressemble à quoi, pour vous, une glace à la pistache ?

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Vert. Très vert. Presque fluo. Sucré. Très sucré.

Goûte et observe une pistache.

Ça a quelle couleur ? Quel goût ?

Goûte voir une amande, maintenant.

Surprenant, non ? Hé oui, la glace à la pistache, basique, elle a le goût d’amandes, surtout, et vaguement de pistaches. Elle est colorée, artificiellement.

Colorée pour coller au bon visuel comme la glace banane (l’intérieur d’une banane c’est jaune ?). Comme celle au citron. L’écorce, la peau est jaune, donc la glace doit être jaune même si en fait la chair est blanche ou en tous cas très pâle. Notons qu’avec le kiwi, on suit le raisonnement inverse (mais surtout, on évite de laisser des graines, car noir, et noir, c’est pas bon).

Du coup, si tu t’emmerdes à faire une bonne glace pistache, d’abord, ça va te coûter un bras mais ensuite, il y a neuf chances sur dix que les gosses n’en veuillent pas. Parce que pistache dans leurs petites tronches c’est pas ça. Le goût "pistache" n’est pas le gout de la pistache, la vraie. Ouf, non ?

Pourquoi j’en viens à parler de bouffe ?

Bon sang mais c’est bien sûr, parce que tout est lié. Que le vin, suivant avec qui, et comment on l’apprend, suivra aussi une certaine forme de formatage. Prenons mes vins chéris, les oxydatifs : à 95% du temps, les gens ayant goûté peu de vin dans leurs vies n’aimeront pas. Trop déroutants. Trop "en dehors des cases du goût appris". Moins tu goûtes de choses différentes, moins tu es ouvert au changement.

Les amers, si beaux sur des rouges : eurk.

Les acides, qui rebutent.

Les tannins, qui font peur.

Un bébé n’est pas forcément spontanément dégoûté par l’amer : la gamba adore les chicons. Son grand frère kiffait l’acide, et suçait des citrons à 7/8 mois.

Finalement, quand on y pense, on naît avec une infinité de possibilités de goûts, et suivant qu’on ait ou non une éducation ouverte à ça, un milieu où l’on s’ouvre à d’autres cultures ou pas, on peut perdre ce champs de possible. C’est un peu triste, je trouve.

De se dire : ho non, ce vin pue, j’y goûte pas.

Il est trouble, c’est bizarre, ça doit pas être bon.

Parce que finalement tout ça c’est une suite d’a priori, de constructions de goût (et même pas que sous le prisme de son expérience perso, forcément limitée, mais avec aussi les influences culturelles, les amis, la société, toutes choses qui devraient épanouir et en fait limitent bien souvent).

Oui, mais le vin c’est comme ci, et comme ça, et pas autrement.

Quand on réfléchit au goût du vin d’il y a 150 ans, 100 ans, ou même il y a 30 ans, peut-on dire qu’il est pareil à celui d’aujourd’hui ? Qu’on recherche et obtient les mêmes équilibres ? Qu’on lui accorde certaines qualités, qu’on le veut de garde ou non, de la même façon qu’il y 20 ans ? Du coup, est-ce qu’on peut vraiment déterminer une Vérité universelle du vin, immuable, ou bien doit-on seulement envisager que la, les vérités se cachent dans la façon dont les vignerons ont pensé leurs vins ? Dans les "accidents" qui débouchent parfois sur des pures bombes (coucou "dolmen" de Patrick Meyer).

Bien sûr, tout goûter ne veut pas dire tout aimer.C’est marrant qu’arrivé à l’âge adulte, on doive se "déconstruire" pour retrouver une vérité du goût. Oublier le sucre dont on nous gave enfants (sous prétexte que les gosses n’aiment que ça). Retrouver le naturel des choses, sans transfigurations, modifications, colorants, édulcorants.

Pour tout dire, je suis même assez surprise qu’on en parle très peu quand on envisage le gros mot fourre-tout d’Éducation. Il me semble -c’est peut-être parce que le Goût est au centre de ma vie, de mon métier, de ma passion- qu’on gagnerait à être moins crétins, moins abrutis par les machins-tous-faits, par l’uniformisation industrielle. Qu’on se laisserait mieux porter par l’acidité un beau muscadet, qu’on ne rechignerait pas tant à goûter les vins natures, qu’on s’évaderait un peu plus des sentiers du conforme et du bien balisé pour se laisser surprendre. Pour prendre du plaisir. Plus. Mieux. Autrement. Tout ça, c’est bien joli, mais qu’est-ce qu’on peut faire ?

Faut-il nécessairement plonger du côté hippie-bouffeurdegraines-jeplantemeslégumesàmoidansmonpotager de la force ? Je n’en sais rien.

Je sais juste que voir le sourire de la gamba qui kiffait sa purée de mâche, ça valait bien le coup d’empuantir la cuisine.

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