“Main basse sur la culture” : enquête sur trente ans de politique culturelle désastreuse

, par  Jean-Marie Durand , popularité : 2%
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Des intermittents manifestent, le 26 juin 2014 à Paris (Gonzalo Fuentes/Reuters)

Il y a trente ans, le paysage culturel et médiatique français dégageait une force tranquille. Canal + se lançait à grand frais en novembre 1984, histoire d’égayer la télévision pourtant assez créative à l’époque ; le ministre de la Culture Jack Lang avait depuis trois ans mis en place une politique publique ambitieuse, dotée d’un budget exceptionnel, ouvrant les vannes de tous côtés, décloisonnant les genres, mettant au cœur de l’espace public le geste artistique lui-même. Si l’élan de Lang a pu alors susciter la colère de quelques voix conservatrices, lassées du spectacle un peu forcé d’un ministre mobilisé sur tous les fronts, il est aujourd’hui, avec le recul, difficile de ne pas se souvenir de ce moment comme une page à part de l’histoire politique.

Avec Lang aux manettes, et François Mitterrand en soutien obstiné, la culture avait toute sa place au cœur de la société, mais surtout au cœur de l’appareil d’Etat. La gauche gouvernementale savait que la culture faisait partie de son imaginaire politique et social, les Français la suivaient sur ce sujet au moins, plus que sur ses renoncements économiques. Mais que reste-t-il aujourd’hui de ce geste politique ? Des souvenirs amers, des regrets perdus dans les limbes d’un paysage culturel transformé de fond en comble par l’évolution des pratiques sociales elles-mêmes, par la révolution numérique, par le crise des deniers publics, par l’absence de renouvellement d’une vision, par l’usure d’un Ministère, qui rue de Valois, ne sait plus où il habite vraiment.

Un combat perdu

C’est ce constat de la perte d’un enjeu symbolique fort pour la gauche qui traverse comme un fil rouge l’enquête fouillée de deux journalistes, Michaël Moreau et Raphaël Porier, dans leur livreMain basse sur la culture, Argent, réseaux, pouvoir (éd. La Découverte). Explorant toutes les arcanes de la culture, interrogeant une centaine de personnes parmi ses acteurs publics et privés, dans tous les secteurs – musique, cinéma, édition, audiovisuel, spectacle vivant… -, les auteurs mettent à nu sinon une trahison, du moins un renoncement pour la gauche, symbolisé par la baisse du budget du Ministère depuis 2012. “La gauche a perdu le combat de la culture” nous confie Michaël Moreau.

Electoralement, ce n’est pas un enjeu très fort, se disent les politiques. Ils pensent que c’est un enjeu trop affilié à des rites d’élites, qui parasite le combat contre l’emploi. Une politique culturelle est par ailleurs impulsée par le président de la République ; or, les présidents sont de moins en moins intéressés par la culture. François Hollande est très loin de François Mitterrand sur ce point. Tous les artistes qu’on a interrogés, y compris parmi ses soutiens en 2012, racontent combien il est désintéressé par la culture ; il est surtout intéressé par l’Histoire. Il n’a pas d’intérêt particulier et surtout ne sait pas dresser un cap précis.”

Cette indifférence polie semble vouloir être un peu corrigée ces jours-ci. On a vu Hollande au théâtre (pour voir la pièce de BHL, certes, pas celle de Vincent Macaigne) ; il va inaugurer la fondation LVMH ; la nouvelle ministre Fleur Pellerin se rend à de nombreux vernissages de galeries d’art contemporain. Manuel Valls a déclaré récemment : “La culture, c’est la vie”. “C’est beau comme une pub Volvic”, ironise Raphaël Porier.

Désinvolture de l’Etat

Rien n’y fait. En dépit des signes discrets lancés ici et là depuis quelques semaines, la gauche semble avoir perdu sa crédibilité sur le champ de la culture. Le conflit des intermittents, l’été dernier, fut l’un des signes les plus alarmants de cette désinvolture de l’Etat, qui a laissé pourrir ce dossier durant des années, et qu’il tente depuis d’apaiser en relançant le dialogue avec les intermittents longtemps exclus des négociations. “On est passé d’un immense Ministère dans les années 80 à un Ministère peau de chagrin, souligne Michaël Moreau. Mais s’il y avait certes des impulsions dans les années 80, il manquait déjà alors une vraie préoccupation sur l’emploi culturel. Les bureaux sur l’emploi culturel n’ont été créés qu’au début des années 2000, à l’occasion du conflit des intermittents en 2003 et de l’annulation du festival d’Avignon”. Et Porier d’ajouter : “Les ministres de la culture ont toujours été dépassés par cette question. Jean-Jacques Aillagon est tombé à cause de cela. Les ministres sont souvent en décalage avec la société. C’est vrai pour les intermittents comme avec les acteurs du numérique : ils ont mis beaucoup de temps à prendre en considération la nouvelle donne numérique et la nécessité de protéger les acteurs français du numérique”.

Par-delà le sujet complexe des intermittents, il est impossible de mesurer un cap culturel clair.

Le dossier d’Hadopi est assez frappant : dans le programme de Hollande, il était prévu de supprimer Hadopi, Pierre Lescure a finalement fait un rapport en mai 2013, sans suite, alors qu’il proposait le transfert des pouvoirs d’Hadopi au CSA ; le gouvernement n’a toujours pas de position sur cette question, laissée en suspens”, précise l’auteur.

Repenser une politique culturelle appauvrie

Depuis la bataille perdue d’Aurélie Fillippeti lorsqu’elle était encore ministre, face à celui qui tenait le budget de l’Etat, Jérôme Cahuzac (avec lequel les relations étaient, dit-on, très tendues et passionnelles), il faudra s’habituer à repenser une politique culturelle appauvrie. Le mécénat, promu par l’ancien ministre Jean-Jacques Aillagon, est l’une des voies d’avenir pour des grands projets culturels. “Mais le problème du mécénat, souligne Moreau, c’est que dans les musées, on voit une sorte de course au blockbuster. Les entreprises et les mécènes ne financent que certaines expos, qui vont être les plus vues, qui leur permettront une plus grosse visibilité”.

Au fil de leur enquête, divisée en chapitres thématiques successifs, les deux auteurs entrelacent au fond les deux motifs essentiels qui éclairent ce qu’ils appellent “la main basse sur la culture” : l’effacement de l’Etat stratège et investisseur ambitieux n’est que le triste pendant d’une nouvelle mainmise des opérateurs privés sur tous les secteurs, des théâtres aux géants du Net. Quoiqu’on pense de l’entreprenariat culturel qui a ses vertus, ou des mécènes, parfois bienvenus dans le dispositif de création culturelle, les politiques ont à repenser le cadre d’une politique publique à l’épreuve des transformations des années 2010. Ce chantier, par-delà les logiques propres à chaque secteur et à ses réseaux spécifiques, reste aujourd’hui ouvert et incertain. Pour contrer les effets de cette “main basse sur la culture”, finement analysés par les auteurs, le pays a besoin d’une hauteur de vue. On l’attend toujours, en même temps que les intermittents continuent de s’agiter pour se protéger de la précarité.

Jean-Marie Durand et Mathieu Dejean

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Main basse sur la culture, argent, réseaux, pouvoir (La Découverte, 330 p, 19,50 €)

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/10/1...

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