Pourquoi la musique ne passe plus à la télévision ?

, par  Azzedine Fall , popularité : 2%
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Kurt Cobain sur le plateau de "Nulle Part Ailleurs" en 1994

On en viendrait presque à regretter Taratata et ses rares coups d’éclat. Depuis 2013 et la disparition de l’émission de la grille de France Télévisions, tomber sur un concert à la télé relève soit d’un hasard indécent d’improbabilité, soit de la plus bâtarde des insomnies. Souvent relégué à l’abri des pics d’audimat, le live musical est devenu un sas de décompression coincé entre deux sujets d’actu, une simple pastille de détente dont la rôle principal reste d’alléger (sinon de soutenir) l’ambiance des émissions d’infotainment. Pour comprendre pourquoi la musique ne passe plus à la télévision, on a donné rendez-vous à celui qui s’évertue à rendre accessible ses reliefs les plus pointus sur le petit écran depuis plus de vingt ans.

D’abord responsable de la programmation musicale de l’émission Nulle Part Ailleurs, Stéphane Saunier sélectionne et questionne les groupes qui défilent dans son Album De La Semaine depuis plus de dix ans. Diffusée tous les samedis matin en clair sur Canal+ et enregistrée dans les conditions d’un concert en direct, l’émission offre le rare privilège de découvrir les nouveaux étonnements de la scène indé depuis le confort de son canapé. Alors que L’Album De La Semaine fête ses dix ans, on a rencontré son maître d’œuvre pour revenir sur ses débuts dans la musique, parcourir l’évolution de son travail sur Canal + et comprendre l’évanouissement progressif de la culture musicale à la télévision.

Avant de débarquer à la télévision, tu as eu un parcours varié : tu avais un groupe de rock au Havre et tu as aussi monté ton propre label.

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Stéphane Saunier – Ouais j’ai eu des débuts un peu punk ! J’avais un groupe qui s’appelait Fixed Up : on a commencé à faire de la musique ensemble vers l’année 1985. J’étais chanteur et manageur, j’avais les deux casquettes. Personne ne voulait signer le groupe parce qu’il chantait en anglais donc j’ai décidé de créer mon premier label. C’était un peu mes débuts dans le monde de la musique. Après ça, je me suis associé avec Philippe Debris et on a monté le label Closer Records au Havre. Ca a duré jusqu’en 1990 mais on a mis la clef sous la porte à cause de problèmes de trésorerie. J’ai rien foutu pendant un an et je suis monté à Paris pour ouvrir le bureau français de Roadrunner (label américain spécialisé dans le métal – ndlr). Et en 1995 j’ai rejoint Canal+ en tant que programmateur de l’émission Nulle Part Ailleurs.

Comment on passe de la gestion d’un label de métal à Canal + ?

Je leur avais pris la tête pendant un an pour les convaincre de faire jouer Sepultura dans Nulle Part Ailleurs. A l’époque, c’était Catherine Birambeau qui s’occupait de la programmation. J’avais l’habitude de l’appeler pour lui proposer quelques groupes qui n’étaient pas forcément sur mon label mais que j’imaginais bien dans l’émission. Quand elle a décidé de s’occuper de la littérature, elle m’a proposé le job.

A la fin de Nulle Part Ailleurs, on a eu quelques années un peu noires avec l’arrivée de Jean-Marie Messier. Pas mal de directeurs artistiques et de directeurs de programmation ont défilé jusqu’à l’arrivée de Rodolphe Belmer au début des années 2000. Je me souviens qu’il m’a convoqué pour me demander pourquoi il n’y avait plus de musiques sur Canal. Il voulait que je réfléchisse à de nouveaux formats d’émissions. Je lui ai alors proposé l’Album De La Semaine, les Concerts Privés et La Musicale. Il a accepté et on a tout lancé à la rentrée 2004. La Musicale s’est arrêtée en 2012 pour une histoire de budget. C’est une émission qui coûtait cher à produire.

Pour l’Album De La Semaine, les labels participent au budget des émissions ?

On paie tout sauf la venue du groupe. Les labels ne se chargent que du défraiement. L’émission existe depuis dix ans et on a reçu des groupes inconnus qui ont explosé par la suite. Au mois de septembre on a fait jouer Royal Blood et là ils viennent de faire l’Olympia. On a aussi fait Lana Del Rey et des artistes plus installés comme Damon Albarn avec The Good, the Bad and the Queen ou Queens of the Stone Age. Au final, la programmation ressemble à un mélange de groupes déjà connus et de révélations. Généralement, les musiciens se rappellent de leur passage chez nous. Pour eux, c’est un véritable lieu d’expression. Ils ne viennent pas seulement pour jouer leur single du moment. C’est toujours plus plaisant de défendre sept titres que d’arriver sur un talk-show pour mettre en boîte un seul morceau avant de repartir. Trente minutes de concert à la télévision ce n’est pas rien par les temps qui courent !

Comment se construit la programmation ? J’ai regardé l’émission avec The Districts et j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de groupes anglo-saxons.

Je choisis les groupes en fonction de ce que j’aime et de ce que j’ai envie de défendre. Je programme aussi des groupes français mais c’est vrai que la programmation est assez axée sur l’international. C’est une question de temps et d’espace. Avec La Musicale j’avais un peu plus de place pour essayer de faire des émissions dédiées à la chanson française en créant des formats différents. On avait noamment fait une spéciale Gainsbourg avec des artistes d’horizons différents qui venaient lui rendre hommage.

Beaucoup d’artistes qui sont amenés à se produire à la télévision se plaignent du résultat sonore de leurs prestations. Vous avez une approche technique particulière sur l‘Album De La Semaine ?

Nous ne sommes pas dans le cadre d’un décor télé. Donc nos exigences sur le son et sur l’image sont vraiment celles d’un concert filmé. Le groupe passe la journée au studio, on fait très attention aux détails. C’est assez difficile pour un groupe de débarquer sur un plateau télé pour jouer un titre, mais c’est tout aussi compliqué pour un réalisateur de s’adapter pour rendre un résultat correct. On a la chance d’être dans un décor qui ressemble à un petit club de concerts, le cadre est spécialement conçu pour accueillir des groupes.

Tu as des objectifs d’audimat ?

Non mais même si je travaille à la télévision depuis plus de vingt ans, la réussite statistique d’une émission par rapport à une autre reste difficile à anticiper. On a déjà fait des émissions qui ont très bien marché avec des artistes peu connus. Mon objectif reste de faire un programme avec des groupes et des que les gens ne verront pas ailleurs. C’était le cas quand on a fait la première télé de Lana Del Rey ou quand on a fait une émission avec Iggy Pop en crooner. Bien sûr, quand je programme un groupe inconnu, il y a toujours un risque que le téléspectateur n’adhère pas. Mais c’est surtout une chance pour les musiciens d’avoir assez de temps pour prouver qui ils sont. Dans mon esprit je n’ai pas perdu l’émission qui m’a fait venir à la télévision : j’essaie toujours d’établir une programmation qu’on ne retrouve “nulle part ailleurs”.

La plupart du temps, la musique s’invite dans le cours des émissions d’actu ou de divertissement. Comment expliques-tu le fait que le format de ton émission soit devenu une exception ?

Pour une simple et bonne raison : l’audience. Combien d’artistes en France vendent un million d’albums ?

Un et demi..

Voilà. Aujourd’hui si tu fais un million de téléspectateurs à une heure de grande écoute c’est une catastrophe. Et puis je pense que si les gens ont un si bon souvenir de la programmation de Nulle Part Ailleurs, c’est parce que c’était le seul endroit où il pouvaient voir ces groupes-là. Que ce soit un groupe cubain, un truc de métal ou même de la pop : c’était quelque chose que les gens ne pouvaient voir nulle part ailleurs que chez nous.

La force de Nulle Part Ailleurs c’était aussi la cohérence de l’émission. On pouvait retrouver le même état d’esprit dans une connerie d’Antoine de Caunes que dans le morceau du groupe qui suivait.

Ouais et on était surtout les seuls à proposer ce format d’émission. Aujourd’hui on est rentré dans une époque où l’access prime-time est devenu une bataille. Avec la multiplication des chaînes l’offre a évolué et les règles du jeu ont changé. Les groupes de musique le ressentent d’ailleurs. Quand on a fait jouer Gorillaz dans un décor de bateau spécialement conçu pour eux, Damon Albarn m’a dit qu’on était les seuls à lui avoir proposé un projet aussi ambitieux en télé depuis longtemps. C’était pareil avec Jack White quand il a sorti son album avec une face jouée par un groupe de filles et l’autre par un groupe de garçons. J’ai été le seul à lui proposer de faire la même chose dans l’émission alors que ça semblait plutôt logique !

Depuis la France, on a l’impression que les late shows américains parviennent très bien à intégrer la musique dans le cours des émissions. Sans donner l’impression que le groupe programmé débarque de nulle part pour repartir comme il est arrivé.

C’est vrai que la partie musicale de ces émissions est abordée différemment. Mais pour moi, quand je regarde Saturday Night Live je retrouve un peu l’ambiance de Nulle Part Ailleurs. C’est bien filmé, le son est bon mais ça reste un talk-show. Je discutais encore avec le groupe Alabama Shakes et ils étaient super heureux de pouvoir montrer qui ils sont sur toute la longueur d’une émission.

Le seul moment de live diffusé à une heure décente à la télévision française ça reste les Victoires de la Musique…

(Après un long silence) Pfff, c’est une hérésie pour moi…C’est la défaite de la musique. Le format pose problème, de même que la façon dont c’est filmé et produit. Quand tu compares avec les Brit Awards et les Grammys, tu mesures la distance culturelle. En 2013, ils ont remis une récompense d’honneur à Sheila. Certains se sont moqués mais moi je comprenais tout à fait : Sheila fait partie de notre patrimoine. On sait que c’est pas Aretha Franklin mais elle représente une partie de la culture française ! Ils ont choisi de l’inviter, mais on sentait bien qu’ils n’assumaient pas trop, ils ne savaient pas quoi en faire. A leur place j’aurais invité Nile Rodgers sur scène. Il lui a produit un album disco au début des années 80 et il venait de sortir son truc avec Daft Punk en 2013. Tout le monde aurait été content. Je ne suis pas contre le principe des Victoires, mais je pense qu’artistiquement, il y a de la place pour faire quelque chose de beaucoup plus intéressant. Dernièrement, ils fêtaient leurs trente ans, et ils n’ont rien trouvé de mieux que d’inviter David Guetta pour la partie életcro… Ca fait mal. Ils auraient peut-être pu faire venir Laurent Garnier et imaginer une passation avec des mecs actuels. A force de miser sur l’audience et de ne jamais créer l’événement, tu accouches d’un non-événement.

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Avec Internet, les amateurs de musiques sont de plus en plus autonomes dans leur rapport à la découverte. Tu penses qu’ils ont encore besoin de la télévision pour choisir quels groupes aller voir en concert ?

Ce qu’on leur propose avec l’Album De La Semaine c’est de tomber qur un groupe qu’ils n’attendaient pas et de se laisser convaincre pour aller le voir sur scène. Je fais pas une émission pour les branchés. On veut montrer des choses qui existent et qui ont peu de visibilité sur les autres médias classiques. Le format de l’émission permet de ne pas se tromper : c’est une belle démonstration de ce que le groupe est capable de faire.

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Bobby Womack sur la scène de l’Album De La Semaine – @ Philippe Mazzoni

Certaines émissions ont construit leur légende sur le caractère exceptionnel des groupes programmés. Quand on se repasse l’émission où Antoine de Caunes recevait The Cure dans Chorus, on se dit que ça a toujours du sens aujourd’hui. Et que c’est très difficile de trouver un groupe actuel qui marquera autant les téléspectateurs.

Alabama Shakes c’est pas vraiment connu du grand public mais je trouve que leur dernier album est fabuleux. Découvrir un groupe de cette puissance restera toujours un moment rare. L’album sort en avril mais on a enregistré l’émission en février : les gens vont le découvrir la semaine de sa sortie et ils auront la possibilité de voir un groupe en pleine expression de ses moyens. C’est ce qui compte selon moi.

L’Album De La Semaine vient de fêter ses dix ans. Quels sont les grands moments que tu retiens de l’histoire de l’émission ?

Le concert de Bobby Womack était incroyable. Le mec était malade, il a joué malgré la fatigue. A la fin, Damon Albarn est venu nous voir pour nous demander de refaire le concert et la captation. On l’a refait et Bobby s’est chauffé à l’ancienne, le mec fonctionne au diesel. Le public a senti la différence. En termes d’intensité on est passé de 10 à 100 ! Le set de Jack White était aussi un grand moment tout comme le passage de Willis Earl Beal qui s’est pointé tout seul sur scène pour un concert démentiel. Je retiens aussi la première télé de Lana Del Rey. Lors de l’interview, je lui avais offert son single préféré d’Elvis Presley que j’avais acheté spécialement pour l’occasion. La fille avait sorti un album OVNI et elle était devenue une espèce de bête de foire sur laquelle tout le monde se défoulait sur Internet. J’avais trouvé ça dégueulasse. Je n’avais aucune envie de parler de ses lèvres, de ses ongles ou de ses anciens boyfriends. Lui offrir ce disque était un bon moyen de l’avertir qu’on allait parler que de musique.

Il parait que quand tu chantais dans Fixed Up dans les années 80, il t’arrivait de débarquer sur scène en insultant le public. Il y a déjà un groupe qui t’a fait le même coup ?

Non ! Mais il y a des groupes qui m’ont insulté à l’époque de Nulle Part Ailleurs. Ca a été assez tendu avec Ice-T notamment. Il n’était pas content et moi non plus donc on s’est un peu pris la tête. Finalement tout s’est bien terminé, c’est pour ça que je te le raconte d’ailleurs.

Propos recueillis par Azzedine Fall

Album De La Semaine : 11h35 chaque samedi en clair sur Canal+

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2015/03/2...

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