Ravi Shankar, des Beatles à Coltrane

, par  Louis-Julien Nicolaou , popularité : 2%

On aimerait se montrer à la mesure de la modestie, de la simplicité et des sourires toujours bienveillants que Ravi Sankar adressait à tous ceux qui venaient le rencontrer. On aimerait éviter les termes grandiloquents, rire comme lui riait, il y a encore quelques mois, en apprenant que les rédactions du monde entier l’avaient cru mort, avant de réaliser que l’annonce de décès concernait un compositeur pour Bollywood du même nom que lui. Mais sa disparition, cette fois bien réelle, ne nous autorise pas à faire l’économie des superlatifs. Ravi Shankar n’était pas seulement une icône dans son pays, il n’était pas seulement l’un des plus brillants joueurs de sitar du XXème siècle. Il était le musicien de toutes les aventures, de toutes les rencontres, celui qui donna des cours de sitar à George Harrison, médusa Jimi Hendrix à Monterey, influença grandement John Coltrane, joua avec Yehudi Menuhin, Philip Glass et Paco de Lucia, forma toute une génération de musiciens, enfanta Norah Jones et Anoushka Shankar…Inlassable ambassadeur de la musique hindoustani, Ravi Shankar lui a permis de rayonner dans toute sa grâce et sa splendeur. Des millions d’auditeurs ont été charmé par la profondeur de son jeu comme par son incroyable virtuosité. Ils ont accepté d’être un temps déboussolés, de s’asseoir et d’écouter des ragas, ces longues pièces musicales pouvant durer des heures, aux structures rythmiques et modales d’une complexité et d’une richesse inédites en Europe. Cet élargissement de notre horizon musical, c’est à Ravi Shankar qu’on le doit.

Pourtant, la première expérience que le jeune Ravi avait eue de l’Occident aurait bien pu l’amener à s’en détourner à jamais. Né en 1920 à Bénarès, la cité mystique du Nord de l’Inde, Shankar se tourne très jeune vers une carrière de danseur qui l’amène à voyager dans la troupe de son frère, notamment à Londres et Paris. Les photos de cette époque montrent qu’il adopte le costume européen et suit la mode. Le succès lui permet de goûter à des plaisirs nouveaux, dont certains auxquels il ne renoncera jamais (sa fille Anoushka a rendu public le libertinage sexuel que son père a maintenu tout au long de sa vie aux quatre coins du monde). Mais, à Paris, Shankar fait aussi la connaissance de Baba Allauddin Khan, brillant joueur de sitar et grand compositeur de ragas. Cette rencontre le bouleverse. Brusquement, il renonce à son existence dorée, à la danse et à l’Europe. Il rentre en Inde, se met au service de son guru et commence l’étude du chant, puis du sitar. La sévérité et l’ascétisme d’Allauddin Khan sont légendaires. On dit de lui qu’il pratique son instrument jusqu’à 14 heures par jour, nouant sa longue chevelure à une poutre pour que, s’il venait à piquer du nez, la tension derrière sa tête le réveille et le rappelle à sa musique ! En suivant un tel maître, Ravi apprend à se soumettre totalement à son idéal musical. Il travaille très dur. Ses exceptionnelles capacités s’éveillent.

A partir des années 50, accompagné du grand Alla Rakha au tabla, Shankar, devenu musicien professionnel, recommence à voyager en Occident, cette fois pour promouvoir sa tradition musicale. Mais l’explosion de sa popularité n’a lieu qu’une décennie plus tard, quand les Beatles commencent à intégrer des parties de sitar dans leurs chansons. Devenu son élève, George Harrison noue des liens très forts avec Shankar, qui le considère comme son fils. Tous deux passent des heures à jouer, Harrison reproduisant humblement les phrasés de son maître. Cela, le public ne l’entend pas. Pour les « enfants des fleurs », l’Inde ou le Népal semblent surtout super cool. Gober du LSD en écoutant un raga, c’est bien, c’est l’air du temps, mais le fin du fin doit sûrement consister à fumer le chanvre sur place, en partageant le shilum avec les sadhus du coin. Shankar, qui se déplace alors de festivals en festivals et devient de plus en plus célèbre, fronce les sourcils. Il juge humiliant qu’une musique aussi exigeante et spirituelle que la sienne puisse conduire ses auditeurs à se dépraver ainsi. Mais il en faudrait davantage pour le détourner de sa grande ambition : faire se rencontrer traditions orientales et occidentales. Ses très beaux Concertos pour sitar, les disques avec Menuhin ou Harrison alterneront désormais avec les albums de ragas traditionnels (pour une première écoute, on recommandera notamment le Raga Puriya Khalan enregistré en 1989 pour Ocora Radio France). Il est en ce sens un pionnier de ce que l’on a depuis appelé la « world music ».

Ne retenir que cet aspect de son art serait toutefois dommage. Ravi Shankar a surtout été, aux côtés de Vilayat Khan et Nikhil Banerjee, le meilleur joueur de sitar de son temps. Moins lyrique que ses deux confrères, il les surpassait en vélocité, en force et en invention rythmique. De son art, il a jusqu’au bout conservé une conception audacieuse, vigoureuse, vivante. La musique du monde entier a aujourd’hui perdu l’une de ses plus grandes étoiles.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2012/12/1...

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