Rencontre avec Emiliana Torrini : “Tookah, c’est l’acceptation de mes propres contradictions”

, par  Ondine Benetier , popularité : 2%

C’est ton premier album en cinq ans – comment te sens-tu à l’idée d’enfin ressortir un disque ?


C’est bizarre. Il y a eu tellement de temps entre cet album et le précédent que j’ai l’impression de tout recommencer de zéro. C’est étrange de reparler de ma musique, de mon travail. Ça demande de savoir toi-même ce que tu as voulu dire en écrivant cet album, et pour être honnête, tu inventes un peu au fur et à mesure !

Ça doit être étrange de passer d’un procédé assez solitaire, même si tu étais entourée par ton groupe et ton producteur pendant l’enregistrement, à une démarche collective où il faut expliquer à tout le monde ce que tu as fait pendant cinq ans non ?


Oui, c’est très bizarre. On passe de l’ombre, du domaine du privé, à l’exposition la plus totale. Il faut laisser les gens entrer dans quelque chose que tu as farouchement gardé jusqu’à présent.

Si tu pouvais éviter ce processus-là, tu le ferais ?


Complètement. Pas par méchanceté, mais plutôt parce que composer un album prend énormément de temps et que cette partie du processus là n’est pas vraiment terminée quand tu attaques la promo. Je trouve que ça la parasite un peu. Et puis ça rend ce que tu as mis des mois ou des années à construire insignifiant, petit, d’une certaine manière. Ecrire de la musique est plus une question de feeling que de mots. Mettre des mots dessus, c’est réducteur. Quand je parle d’une chanson ou d’un disque, je vois des choses. Ça me rappelle un paysage ou un sentiment, et même si je te l’explique, je ne sais pas si tu vas voir la même chose que moi. C’est ennuyeux et ça me rend un peu vulnérable.

Tu crois que la musique perd de son sens quand on l’explique ?


Bien sûr. J’ai toujours trouvé ça amusant de voir que lorsqu’on se rend dans une galerie pour voir une exposition, à l’entrée souvent, on nous explique ce que l’on va voir. Il y a toujours un panneau ou un long texte qui raconte ce que le peintre ou le sculpteur a voulu faire. Donc avant même d’être entré et d’avoir découvert de tes propres yeux les œuvres, on te dit déjà ce que tu dois y voir. Tu n’es plus libre de penser, de ressentir ce que tu veux. On devrait mettre ces explications à la fin de l’exposition, ou ne pas les mettre du tout d’ailleurs. Si les peintres ou les sculpteurs avaient su s’exprimer avec des mots, ils auraient été écrivains. C’est la même chose pour moi : je fais de la musique parce que je ne sais pas m’exprimer autrement. Après, bien sûr, la promo est plus ou moins inévitable, tout comme le fait que des gens écrivent sur ce qu’ils ont compris de l’album.

Ou les biographies que l’on reçoit souvent en même temps que les albums. Quand j’ai reçu la tienne, je me suis rendu compte que je n’avais pas du tout compris ou vu ton album de la même manière que ce qui était écrit.


Comme quoi par exemple ?

Pour moi, la moitié de Tookah parle de rupture, d’échec de relation, pas vraiment de plénitude. Animal Games raconte une histoire de manipulation, de fille qui déclare à son ancien petit ami qu’elle ne se laissera plus avoir notamment.


Quand j’ai écrit ce titre, je regardais énormément les relations des gens et des couples autour de moi. J’étais fascinée par la façon dont on peut traiter l’amour, ou les gens qu’on aime, par le peu d’empathie que certaines personnes ont. Ça m’a fait dire que peut-être, quand certaines personnes parlent d’amour, elles ne savent pas vraiment de quoi elles parlent. Il suffit qu’elles voient quelqu’un leur échapper pour avoir envie de revenir avec une jalousie proche de la rage, tourmentée. C’est de ça que parle Animal Games, jusqu’à la fin où la jeune femme qui s’était faite manipulée apprend à manipuler elle-même. Voilà ce qui arrive quand je rêve éveillée (rires).

Tu as de nouveau travaillé avec Dan Carey sur cet album. Quelle relation as-tu avec lui ? Qu’apporte-t-il à ta musique ?


Il est extrêmement patient (rires). Quand Dan et moi nous sommes rencontrés pour la première fois, on a tout de suite eu une connexion intense et particulière. Ça arrive rarement dans la vie. Ça a été très rapide, et on est presque tout de suite devenus meilleurs amis. Pour nous, créer de la musique ensemble et construire notre amitié sont une seule et même chose. On ne sépare rien. C’est le parrain de mon fils, sa femme et lui sont comme notre famille, tout comme nous le sommes pour eux. On passe nos vacances ensemble.


Nos partenaires respectifs sont très patients avec nous en ce qui concerne notre relation parce qu’ils savent tous les deux que si l’on organise un dîner et que Dan et moi buvons un peu trop, on va disparaître en studio pendant des heures pour enregistrer et composer. En vacances, c’est pareil. Ils nous regardent empoigner une guitare et ils se disent “oh non, ça recommence” (rires).


On a une amitié incroyable. Dan comprend que je fonctionne de façon très visuelle pour écrire les paroles de mes chansons, mais aussi pour composer. Il se fie beaucoup à ça et sait ce que j’entends quand je lui dis qu’on ne peut pas arrêter de travailler sur un morceau tant qu’on ne verra pas telle ou telle chose. Il voit le film que j’ai dans la tête quand je compose. On a des moments d’épiphanie absolus ensemble, mais c’est aussi un chalenge permanent. Dan peut être parfois très frustré à cause de moi. On arrive toujours à s’en sortir. On plonge sous terre pendant des mois, puis en ressort fous de joie. Il m’a appelé après avoir fini l’enregistrement de Tookah et il m’a dit “Je me sens en paix, accompli. C’est comme si je n’avais plus besoin de faire autre chose cette année.”

Est-ce qu’il te pousse à sortir de tes retranchements, à te surpasser ?


Avant, il se contentait de s’assoir et d’attendre que je me sente prête. Je suis très lente, facilement distraite. Je m’endormais tout le temps en studio, ou je me mettais à lire, je partais chercher à manger. Il me laissait faire jusqu’à présent, mais cette fois-ci, ça a été différent, d’abord, parce que Dan est beaucoup plus occupé qu’avant, et ensuite, parce qu’il a compris qu’il pouvait me pousser, que c’était même mieux. Il est presque devenu militaire (rires).


On est allé en Islande pour écrire des chansons et on est revenu avec Autumn Song seulement parce qu’il refusait de me laisser partir sur d’autres morceaux tant que je n’avais pas fini d’écrire les paroles de ce titre-là. Quand je m’endormais en studio à deux heures du matin, il me secouait en criant “Réveille-toi ! Tu dois finir cette chanson maintenant !” On s’engueulait, ça se transformait presque en guerre de tranchée, mais j’ai fini par écrire ce titre. On a failli le perdre après en plus. Dan s’est rendu compte qu’il avait oublié son ordinateur à l’aéroport, puis son passeport. C’était le chaos total. Et quand on a enfin été dans l’avion, heureux de revenir avec un morceau dont on était fiers, on a failli se crasher ! L’avion a fait une mauvaise descente pour atterrir, tout le monde hurlait et la seule chose à laquelle je pensais à ce moment-là, c’était la chanson. Je me disais “mon dieu, le morceau ! Si on meurt maintenant, il va mourir avec nous !“. C’était éprouvant.

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2013/09/1...

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