Reporters sans frontières : “On observe une mutation de la violence, avec un déchaînement de barbarie”

, par  Alexandre Comte , popularité : 2%
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Capture d’écran de l’exécution de James Foley.

Après la publication du bilan 2014 des violences exercées contre les journalistes, le secrétaire général de l’ONG Reporters sans frontières, Christophe Deloire, met en garde contre les nombreuses menaces qui planent sur les journalistes.

Par définition, ce bilan des violences n’apporte que de sombres nouvelles. Pourtant, on note que si les enlèvements ont augmenté, l’année 2014 est moins meurtrière que la précédente

Christophe Deloire : Depuis dix ans, on a recensé 720 assassinats de journalistes dans l’exercice de leur fonction. La « moyenne » est donc de 72 morts par an. Le triste record a été battu en 2012 avec 88 journalistes. Cette année, c’est 66, on reste donc à des niveaux élevés. Avec l’accroissement du nombre de régimes démocratiques dans le monde (même s’il y a des crispations et des dérives), mais aussi avec le développement des nouvelles technologies qui permettent des libertés nouvelles, on aurait pu penser que les violences contre les journalistes – assassinats, incarcérations, menaces, enlèvements – allaient régresser. Or les enlèvements s’accroissent notablement avec une hausse de 37% cette année – 119 journalistes ont été enlevés, quarante demeurent otages. De plus, 180 journalistes professionnels et 180 journalistes citoyens (ndlr : bloggeurs, etc.) sont en prison. Les menaces restent donc très présentes.

Cette année a été marquée par les assassinats filmés des journalistes américains James Foley et Steven Sotloff. Dans votre rapport, vous évoquez “une science barbare de la propagande”. Cette mise en scène de la violence est-elle nouvelle ?

En 2002, l’assassinat de Daniel Pearl avait lui aussi été filmé. Mais il est vrai que l’on voit se multiplier les vidéos, les mises en scène… On observe une mutation de la violence, avec un déchaînement de barbarie qui a connu son summum médiatique avec les décapitations des deux journalistes américains. Mais c’est une violence qui est aussi perpétrée de plus en plus fréquemment contre les journalistes locaux – en Syrie et en Irak par exemple – où les journalistes sont assassinés en public, ce dont on parle beaucoup moins.

Quel est l’objectif des groupes terroristes qui diffusent ces vidéos ?

Ils veulent créer des trous noirs de l’information, intimider et faire fuir les journalistes indépendants. D’autant plus qu’avec les nouvelles technologies, ils peuvent dorénavant diffuser leur propagande par leurs propres canaux. Ils créent leurs propres média, dépouillés de toute honnêteté journalistique. Il est absolument essentiel aujourd’hui de distinguer ce qui relève de la propagande et de la communication, et ce qui relève d’une information, qui – pour imparfaite qu’elle soit – a été collectée et diffusée avec des procédures d’honnêteté et un objectif désintéressé. Beaucoup de pouvoirs sont en train de se dire qu’ils peuvent manipuler à loisir.

Les Etats y compris ?

Bien sûr. Nous sommes dans une guerre de l’information. Certains Etats utilisent les média, ils les considèrent comme un élément de leur diplomatie, comme un moyen pour établir un rapport de force. Il faut donc défendre la liberté mais aussi l’indépendance des médias, pour éviter la disparition du journalisme ou encore l’autocensure. Le pluralisme, ce n’est pas communication contre communication, public relations contre public relations – avec la vérité qui se nicherait quelque part entre les deux. Les conditions de productions de l’information sont importantes. L’indépendance, le droit à l’information et la liberté d’informer ne sont réels que si ceux qui collectent et diffusent l’info peuvent le faire sans être sous la dictée d’intérêts politiques, économiques ou religieux.

Les méthodes d’intimidation utilisées par les groupes terroristes ou les Etats fonctionnent-elles ? Les journalistes prennent-ils moins de risques ?

A RSF, à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, nous avons rendu hommage aux “héros” de l’information. Il nous paraît important de créer cette catégorie-là pour se rendre compte qu’il y a des gens dont le courage est absolument phénoménal, qui sont admirables, toujours prêts à prendre des risques pour raconter ce qui se passe, chez eux ou ailleurs. RSF protège ces journalistes, concrètement, sur le terrain. Même si aucune protection n’est parfaite, on soutient ces “héros”, on leur montre qu’ils ne sont pas seuls. Il est important de créer de la stimulation pour que d’autres fassent la même chose.

Les journalistes doivent donc continuer à prendre des risques ?

Ce n’est pas à nous, depuis Paris, de demander à un journaliste de prendre des risques alors qu’il vit dans un pays despotique ou dominé par les trafiquants… Mais il est vrai que les risques pris sont souvent utiles. Et ce qui est déplorable, c’est quand on lit ou entend des commentaires laissant penser que les journalistes qui prennent des risques sont des inconscients, que ça ne sert à rien, qu’ils le font pour se rendre célèbres ou riches… Cette idée, cet enfermement mental, sont assez terrifiants.

Les Etats et la communauté internationale doivent-ils prendre plus de mesures pour assurer la sécurité des reporters ?

La sécurité des journalistes est devenue un sujet largement pris en compte par les institutions internationales comme l’ONU, l’UNESCO ou le Conseil de l’Europe. Des plans d’action, des résolutions – inspirés notamment par RSF – ont été adoptés. On est très satisfait de ces résultats, mais le droit international doit maintenant s’appliquer, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, il faut impérativement éviter que le souci officiel de protéger les journalistes ne devienne un bon moyen de corseter la presse – de dire : “ n’allez pas dans les endroits dangereux“. J’ai observé cet effet pervers lorsque je suis intervenu au Conseil de sécurité de l’ONU. J’ai vu devant moi des représentants d’Etats comme la Chine ou l’Azerbaïdjan parler avec des trémolos dans la voix de la question de la sécurité des journalistes… Quand on sait de quelle manière ils les brident et les incarcèrent chez eux, si le sujet n’était pas aussi grave, on aurait envie de doucement rigoler. Et certains Etats démocratiques peuvent tout à fait avoir leur propre part d’hypocrisie sur le sujet.

C’est-à-dire ?

Beaucoup d’Etats refusent de délivrer des visas à destination d’endroits journalistiquement intéressants, au motif qu’ils ne pourront pas assurer la sécurité. Même en France, au début de l’intervention au Mali, des journalistes étaient empêchés de se rendre là où ils le voulaient. Ce n’est à personne d’autre qu’aux journalistes et aux rédactions de décider où ils vont aller.

Les journalistes étrangers sont-ils a priori moins en danger que les locaux ?

Oui. C’est toujours plus dangereux quand vous êtes là depuis longtemps, que l’on connaît votre adresse, vos proches, que vous vous êtes fait des inimitiés à cause de votre travail… Evidemment, les exactions contre les grands reporters occidentaux ont plus de visibilité dans nos médias, mais la réalité c’est que c’est d’abord les journalistes locaux qui sont brimés.

Quelle protection les reporters peuvent-ils attendre de RSF ?

Nous avons trois types d’action. D’abord la parole publique, à travers ce bilan, mais aussi notre classement mondial de la liberté de la presse, nos rapports, nos communiqués… Nous utilisons la stratégie du “naming and shaming” (“dénommer et faire honte”), qui permet de faire pression, notamment sur les Etats. Ensuite, nos actions concrètes sur le terrain. On aide les “héros” dans des moments difficiles. On attribue des bourses à des journalistes ou des médias en difficulté – comme cette radio à Mogadiscio dont la régie a été détruite, ou cette journaliste rwandaise obligée de fuir les services secrets de son pays, avec ses enfants. On fait de l’assistance juridique, notamment pour les journalistes sur le chemin de l’exil, de plus en plus nombreux. On prête du matériel, comme en Ukraine lors des évènements de Maïdan où nous avons dû réagir très vite, dans la débrouillardise, en procurant aux reporters des casques de hockey – qui permettent une protection efficace contre les projectiles. On met en place des ateliers de formation. Enfin, nous portons des préconisations juridiques auprès des Etats et des organisations internationales. Même si nous sommes une petite organisation, notre notoriété fait qu’on accède au plus haut niveau, qu’on peut avoir des relations directes avec des chefs d’Etat ou des ministres.

Les pressions sont-elles efficaces ?

Mobiliser l’opinion publique, ça sert. C’est ce qu’on essaye de faire en ce moment pour défendre Raef Badawi, un journaliste citoyen saoudien qui, pour avoir créé un site internet – pluraliste, posant des questions dont certaines sont taboues dans la société saoudienne – a été condamné en septembre dernier à dix ans de prison et mille coups de fouet. Voilà un exemple d’un cas absolument extrême à qui l’on essaye de venir en aide. On a d’ailleurs lancé une pétition que vous pouvez retrouver sur notre site.

Les journalistes citoyens sont-ils plus exposés aux menaces et aux violences ?

Je ne suis pas certain que l’appartenance à une grande rédaction protège forcément. Ce qui met en danger, c’est le fait d’être dérangeant parce que l’on sort des informations pertinentes. Il y a des pays où les journalistes citoyens font le boulot que devraient faire les journalistes professionnels. Nous croyons à la nécessité pour chacun de savoir ce qui se passe à dix kilomètres de chez lui et à l’autre bout de la terre. Et pour ça, il faut des gens, professionnels ou non, qui puissent collecter les faits et les rapporter tels qu’ils sont. Avec les risques que cela engendre encore trop souvent.

Les journalistes doivent-ils se préparer à affronter de nouveaux dangers ?

Il faut continuer à travailler sur la sécurisation des données numériques, sur le cryptage. C’est essentiel car c’est un enjeu de sécurité physique pour les reporters, ainsi que pour leurs sources. Les données numériques permettent de repérer qui vous êtes, qui vous parle, où vous allez… Et le cas échéant de vous attendre avec un 4×4 ou de balancer un missile sur l’immeuble où vous vous trouvez. Nous organisons des ateliers sur cette question partout dans le monde (Afghanistan, Tadjikistan, Sénégal, USA, France…).

Enfin, la crise économique qui touche le secteur de la presse constitue une menace à surveiller attentivement. Si le journalisme de qualité n’est plus financé, il y a danger pour la liberté de la presse – notamment un risque d’arraisonnement économique. Or – on ne le répètera jamais assez – n’importe quelle société, pour se développer et s’épanouir, a besoin de tiers de confiance – c’est-à-dire de témoins, de regards un peu distanciés auxquels on peut se fier. On a besoin de cette fonction sociale-là. On a besoin de journalistes, partout dans le monde.

Voir en ligne : http://www.lesinrocks.com/2014/12/2...

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