Une nuit dans le bois de Boulogne avec “le boss”

, par  Geoffrey Le Guilcher , popularité : 2%

Des prostituées au bois de Boulogne (Reuters/Christian Hartmann)

Putain, je viens de me faire contrôler par la bac dès la sortie du métro“, lâche Johann Zarca en surgissant avec son pantalon de survet’ gris clair, un gros sac plastique noir en main. “Ils étaient trois, me dit-il en jetant un coup d’oeil derrière lui, vers le rond point de la porte Dauphine. Ils m’ont demandé ce que je faisais avec autant d’alcool sur moi.” Et t’as dit quoi ? “Que j’allais au bois de Boulogne avec un journaleux.

Minuit, vendredi 10 janvier. Un bonnet, une capuche, des godasses pourries, du rhum anti froid et de la verdure. Sapés comme des clandestins franchissant le rideau de fer dans le mauvais sens, cette nuit, avec mon passeur, on compte pénétrer en pays étranger. “Le deuxième Brésil“, écrit Zarca dans son roman Le Boss de Boulogne*, qui paraît dans deux jours. Son conte, rédigé en argot extra périphérique, décrit l’ascension d’un lascar de cité – le boss – qui monte une PME fournissant toutes sortes de drogues aux transsexuel(le)s et travesti(e)s se prostituant au “bois de Boubou”. Une business story vite perturbée par un flic, des gitans et un serial-killer de trans’.

“Sans sa nuit, le Bois n’est rien”

Il y a trois ans, seul ou avec des potes, Johann Zarca passait ici des nuits à zoner. A boire du whisky-coca. A fumer de la résine. A taper de la coke sur son poignet. Bref, à pratiquer et à enregistrer les rites des noctambules. Ceux que la rubrique “sociologie” de la page Wikipédia du Bois évacue d’une unique phrase : “Le bois de Boulogne est l’un des lieux de la prostitution parisienne (hétérosexuelle, homosexuelle et transgenre)“.

La définition littéraire du boss diffère :

“Le bois de Boubou. La cour des vices. Le deuxième Brésil. Le terre-terre des chlagues. Le coupe-gorge aussi. Glauque. Hardocre. Trash. Tout le monde connait le bois de Boulogne ou en a déjà entendu parler. Sans sa nuit, le Bois n’est rien. Sans sa nuit, on n’en parlerait pas. Vite fait du jardin d’Acclimatation, et encore.”

Le bois est un monde sectorisé. La nuit, l’allée de Longchamp ou la route de la Porte Dauphine à la Porte des Sablons délaissent leurs noms officiels. Pour enfourcher les caractéristiques des habitants relevées par Johann Zarca : “rue des prix cassés”, le “spot des Brésiliennes”, le “corner des Antillaises”, le “village des tentes”…

Du coin des branleurs à la rue des prix cassés

Tiens viens, avant de se lancer, on va commencer par jeter un oeil au coin des branleurs“. Entre l’université Paris Dauphine et l’ambassade de Russie, trois rues et un square forment le coin des branleurs. Des silhouettes y font des allers-retours sur les trottoirs. Elles s’éloignent un peu à notre passage. “Dès qu’ils repèrent une caisse, ils s’avancent. Et s’ils aperçoivent une meuf à l’intérieur, hop, ils se branlent devant. Ça peut surprendre“, se poile Johann Zarca. On revient vers la porte Dauphine en longeant le périph intérieur. Deux ou trois gigolos attendent le client. Le Bois s’ouvre devant nous.

Au début du livre, le boss de Boulogne pénètre les lieux par le même chemin que nous cette nuit :

“La route de la porte Dauphine qui mène à la porte des Sablons, on l’appelle ‘la rue des prix cassés’ ou ‘la rue des michetons qui ont les crocs’. Des putains de travs chaussés de cuissardes ou de talons aiguilles, emballés de latex, de vinyle ou de cuir, en mode grosses timpes qui se respectent peu. Des types même pas rasés flanqués de perruques brunes ou blondes, de Rimmel et de fard bien noir tout autour des yeux.”

“Ils sont vite fascinés”

Ce soir, sur le bas côté de la rue des prix cassés, peu de cuissardes, une dizaine à peine. Ici, le froid chasse le vendeur comme le client. On passe devant trois travestis qui écoutent du son sur un portable. Ils sirotent entre eux un mélange sans nous calculer. Deux camion-chambres stationnent, dont un tapageur Renault trafic rouge de première génération. Ici, les passes sont moins chères que les tarifs en vigueur plus loin. La grille de base du Bois étant vingt euros la pipe et trente euros la passe.

On tourne à gauche au corner des Antillaises, désert ce soir. “L’été, ça n’a rien à voir, précise Johann Zarca. C’est carrément la foire à la saucisse normalement. Là, y a personne en comparaison.” On s’enfonce de cinquante mètres dans la pénombre du Bois. Petite pause. Il commence à flotter. Pour ne pas rester toute la nuit au rhum Negrita pur, on sort du sac noir deux mélanges rhum-multivitaminé.

Johann Zarca débarque la première fois dans le Bois dans ses années lycée. “Je me suis tout de suite dit :’putain, faudrait écrire un livre sur ce lieu’.” Il accompagne alors un pote qui vendait quelques barrettes de shit aux plantureuses créatures locales. D’abord en voiture, comme la majorité des clients-voyeurs-curieux qui passent. Puis à pied, comme les petits groupes de jeunes lascars que l’on croise tout au long de la nuit. “Ces types se disent au départ qu’ils vont venir foutre un peu la merde, mais en fait, ils sont vite fascinés. Ils forment une bonne partie de la clientèle.

A la recherche des Chinois

Lui aussi, il a été captivé par les trans’, jusqu’à s’offrir quelques fellations. “J’étais pas mal culture porno à l’époque. Et ici, les trans brésiliens ressemblent à des actrices de films de boule, elles sont vraiment excitantes. Tu ne vois pas des meufs comme ça ailleurs.” Dans le roman, le boss, lui, se bat en permanence contre son attirance grimpante pour ces personnes nées hommes et devenues femmes. L’inverse étant plus rare au Bois. Au fil des pages, le boss finit obsédé par ces corps bombés qui l’entourent, comme pour Noy, un trans’ thaïlandais :

“Une poitrine de déesse, un cul rond comme un ballon et une moue de quémandeuse. Ses traits sont fins, tout comme son profil et sa silhouette ; à s’y méprendre, Noy ressemble à une femme. Jusque-là, je croyais pouvoir reconnaitre un trans grâce à sa pomme d’Adam – à l’ancienne. Mais Alexia, un joli tapin du Bois, m’a expliqué une nuit que les toubibs savaient maintenant la dégager. Noy est un des rares trans opérés ‘à donf’ : elle a fait remplacer sa bitte par une teuche. Une vraie racli à présent, et pour cramer qu’en réalité il s’agit d’un ancien keum, il faut avoir trainé de près avec des androgynes.” 

L’univers du Bois, Johann Zarca le dépeint aussi au travers des autres dépendants du secteur. Comme ces trois Chinois vendeurs ambulants, les épiciers du Bois. Ce sont eux qui donnent rapidement au boss l’idée de monter une entreprise dans les parages : “Sans déc’, le bois de Boubou est un grand spot de défoncés, avec tout un tas de lovés à brasser. Si des Chinetoks arrivent à palper avec des casse-dalles et de la pillave, je n’imagine même pas les couilles en or que je vais pouvoir m’offrir avec de la came.” Et le boss lance son biz, rapidement une trentaine de lieutenants et de guetteurs bossent pour lui.

“Mi amol”

On repart le long de l’allée de Longchamp, une longue nationale qui coupe en diagonale les 846 hectares du Bois. Johann Zarca se met en tête de me présenter au moins un Chinois-épicier. On passe au “spot des Roumaines”. Les seules qui ont peut-être un mac ici, me précise mon guide. Les trans’ sont réputés indépendants. Ce soir, sous les préaux, point de Roumaines, juste un trans’ qui fait le pied de grue. On s’arrête. Mais la grande demoiselle toute vêtue de latex noir n’a pas trop envie de parler à deux types encapuchonnés, bouteilles en main, qui cherchent un Chinois. On retraverse la nationale en direction de l’allée de la Reine Marguerite, cœur du Bois. Sans prévenir, un type sort des arbres et entre dans une Mégane Scénic stationnée en warning. Johann Zarca me dit de m’arrêter, de boire une gorgée de multivitaminé et d’attendre. “Tu vas voir, le mec n’est pas venu pisser.” Vingt secondes passent et une bimbo sort du Bois en tirant sur sa mini jupe blanche. Elle se réinstalle au bord du bitume, sous son parapluie.

A l’angle d’un petit carrefour croisant l’allée de Longchamp, un groupe d’une dizaine de trans’ brésiliens nous lance des “mi amol”. Johann leur répond : “Combien pour vous toutes et nous deux ?” Elles se marrent. Mais n’ont pas vu passer de Chinois. Un quart d’heure de marche plus loin, on arrive au village des tentes ou “spots des meufs”. “Le spot des meufs forme le croisement de Reine-Marguerite et de l’avenue de l’Hippodrome, écrit le boss. Les filles se font baiser à l’abri de tentes montées à l’arrache.

Cache-sexe plastifiés

Ce soir, une seule “tente” est montée. Rien à voir avec un modèle Quechua dépliable, une simple bâche a été tendue en carré entre quatre arbres. L’été, les clients défilent un à un à l’abri de ces cache-sexe plastifiés. Derrière les tentes, à une petite centaine de mètres au milieu des arbres, nouvelle pause. Une bonne heure à fumer et à siroter debout. Notre poste d’observation fait office de QG au boss. Lui et ses lieutenants y passent des heures à se défoncer à la blanche, la tise et accessoirement à organiser le business. Le choix du lieu s’est imposé car ce coin enfoncé dans le Bois permet d’observer une large partie de la route tout en étant totalement invisible de l’extérieur. Loin devant nous, les lampadaires longeant la chaussée diffusent une lumière jaune-orangé de parking de supermarché. L’obscurité n’est jamais totale à l’intérieur du Bois, on voit en gris mais on voit.

Johann Zarca me raconte qu’il écrit depuis qu’il a six ans. Après avoir hésité à quitter le lycée pour l’écriture, il se ravise. Et essaye plusieurs trucs. Les sports de combats : boxe thaï, judo-jujitsu (jusqu’au brevet d’Etat d’éducateur sportif) puis free fight. Deux ans d’entrainement “en mode pro” pour finalement se rediriger vers le journalisme. Quelques mois au Cambodge le persuadent que ce n’est pas son truc non plus. Il aime trop raconter les histoires à sa manière. Il décide alors de consacrer ses journées à son clavier. Johann Zarca alimente chaque jour un blog littéraire (Le mec de l’underground) en petites nouvelles trashs et/ou salaces.

Stationnement prohibé

Une voiture de police débarque en mettant un coup de gyrophare et s’arrête pile au centre de notre champ de vision. Les policiers contrôlent le propriétaire d’une voiture arrêtée, le stationnement est prohibé dans le Bois. On se remet en route.

Johann Zarca paye une clope à un trans’ ne parlant qu’espagnol. Cette dernière, sapée en fushia, nous dépasse avec ses hauts talons. Moins pressée que ses collègues, elle finit par nous dire que les Chinois-épiciers travaillent toujours dans le Bois, même en cette fraiche saison. Mais elle n’en a vu aucun circuler cette nuit. La pluie peut-être.

On revient sur nos pas. On cherche la baraque planquée dans le Bois que Johann Zarca assimile dans son bouquin à un dortoir de flics. Introuvable sous cette flotte. Après deux autres pauses, une dans la forêt, une dans un square, on regagne la porte Dauphine. Il est 5h30 du matin. On prend le premier métro pour Pigalle, sas de sortie idéal pour trouver un kebab et un café ouverts. Le Bois, lui, s’endort.

 Geoffrey Le Guilcher

*Le Boss de Boulogne (208 pages) paraît aux éditions Don Quichotte le 16 janvier

Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2014/01/1...

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