La journée “J’aime ma boîte” : une entreprise hasardeuse
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Il est des moments où l’on pense voguer tranquillement sur les eaux fangeuses du fleuve de la vie, avec pour seul bagage un certain cynisme désabusé propre à l’époque. Quand on n’attend plus rien, si ce n’est le pire, l’ordre des choses ressemble à l’éternel retour d’une pièce affligeante dont les répliques, répétées à l’envi cessent finalement d’être navrantes. Pourtant, certaines nouvelles ont le pouvoir de nous sortir de notre torpeur, de prouver que la réalité est parfois plus pénible que l’idée déjà largement désabusée qu’on s’en fait. Il en va ainsi de l’information selon laquelle l’animateur-photographe Nikos s’apprêterait à exposer ses twitpics au studio Harcourt, ou bien de l’annonce de l’adaptation de l’autobiographie de Michel Drucker en téléfilm pour le Service Public. Il en va également du troisième jeudi d’octobre qui, depuis dix ans déjà, est le théâtre d’un malheureux évènement qualifié de « fête de l’entreprise » et dont le nom officiel n’est autre que : « J’aime ma boîte ».
Loin de nous l’idée de s’adonner au « racisme anti-entreprise » récemment dénoncé par la présidente du Medef. Mais peut-être faudrait-il voir à pas trop pousser non plus ?
Le visuel
En 2011, l’affiche choisie donnait à voir un petit chien assez circonspect et coiffé d’un chapeau pointu de fête. A côté de lui, ce slogan : « Enfin une journée où tout le monde est de bon poil ! ». Cette année, fin du monde oblige, il est question d’un jeune homme incarnant les canons de beauté dominants et soudainement prêt à arracher son costume. Les sourcils froncés et l’air inspiré, il semble « appelé » (d’en haut ?) et fait évidemment penser à Clark Kent qui, pour devenir Superman, n’a qu’à enlever ses lunettes et déchirer sa chemise afin de laisser apparaître sous ses vêtements son costume de super héros. L’idée derrière tout cela est a priori la suivante : « derrière le collègue que vous croisez tous les jours à la machine à café et à qui vous ne savez absolument pas quoi dire se cache peut être quelqu’un de bien, on sait jamais. »
En quelques clics, on apprend que cette photo a été achetée à une banque d’images américaine (mot clef : business man) et qu’elle se retrouve dans de très nombreuses campagnes de com’ à petit budget.
Seule originalité du visuel : cet étrange débardeur rouge feu étriqué qui pourrait appartenir à un catcheur et sur lequel est inscrit un élégant « j’<3 ma boite ». Ce dernier laisse également apparaître à sa base des lettres gothiques. Peut-être un e, un x, un i, un c et un a ? Que doit-on en déduire ? Que le collègue de travail super héro est d’origine mexicaine ? Ou bien que les graphistes n’ont simplement pas pris la peine de gommer ce mot qui était déjà sur le costume de catch qu’ils n’ont fait que copier-coller ? On l’espère car la seule autre option envisagée est « sex i can », ce qui, quand on voit ce monsieur se déshabiller de la sorte en plein open space laisse entrevoir des troubles de la personnalité voire un cas de priapisme aigu.
De quoi voir sous un autre œil le slogan de cette année : « (Re)découvrez vos collègues ».
Le slogan
L’injonction invitant à taper la discut’ avec ses voisins de bureau laisse volontairement ou involontairement entendre que le salarié de base ne connaît pas assez ses collègues. Comme si une fête instituée par un organisme extérieur (et a fortiori le patronat), était indispensable à l’employé pour qu’il arrive à instaurer des rapports humains… Dans cette perspective, le sous texte un peu cul type chippendales s’avère moins vulgaire.
Bien sûr il est des « boîtes » où l’on se sent bien et où les gens sont plutôt bienveillants entre eux. Il y en a même beaucoup. Mais cette vision idyllique a tendance à gommer la réalité du monde de l’entreprise, lieu emblématique de la société de contrôle tel que la comprenait Gilles Deleuze :
« (…) L’entreprise s’efforce plus profondément d’imposer une modulation de chaque salaire, dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques. Si les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c’est parce qu’ils expriment adéquatement la situation d’entreprise. L’usine constituait les individus en corps, pour le double avantage du patronat qui surveillait chaque élément dans la masse, et des syndicats qui mobilisaient une masse de résistance ; mais l’entreprise ne cesse d’introduire une rivalité inexpiable comme saine émulation, excellente motivation qui oppose les individus entre eux et traverse chacun, le divisant en lui-même. »*
Deleuze poursuivait d’ailleurs avec un magistral : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. »
Les propositions
Plus terrifiant encore, les conseils imaginatifs de Sophie de Menthon (instauratrice de cette journée, Grande gueule sur RMC, Colonel de réserve dans la Gendarmerie, ex-membre du comité éthique du Medef et Présidente du Mouvement patronal ETHIC) et son équipe destinées à « fêter l’entreprise » :
De quoi donner envie de prendre une RTT afin d’aller peindre sur les murs ABOLITION DU TRAVAIL ALIENE. Car si le “vieux” concept d’aliénation est largement galvaudé, reste qu’il renvoie à l’idée d’une certaine inauthenticité de l’existence. Quoi de plus fabriqué qu’une telle journée destinée à tisser des rapports humains ?
Sur le site consacré à l’évènement, une vidéo donne à voir le rassemblement organisé l’année dernière place de la Défense, en plein cœur du quartier des affaires Parisien. Sur fond de musique électro, des inconnus se prêtent au jeu à grand renfort de déclarations d’amour à leur entreprise et d’atelier « street art ». Ainsi les découvre-t-on en train de tagguer des caissons / boîtes de taille moyenne.
Un spectacle ahurissant qui rappelle avec évidence que le terme « boîte » désigne une entreprise mais aussi un espace qui enferme, un lieu clos duquel on ne peut pas sortir. La boîte est aussi un objet rigide et creux destiné à ranger les choses. Dans l’idéal, rien ne dépasse et tout est dans l’ordre. Pour le cynique désabusé, la métaphore n’est pas difficile à filer.
* Gilles DELEUZE, “Post-scriptum sur les sociétés de contrôle” in L’autre journal, n°1, mai 1990
Cet article est repris du site http://www.lesinrocks.com/2012/10/1...